Dossier spécial

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Des cathédrales en papier

«Aller plus vite, par n’importe quel moyen.» Aller vite?
Mais aller où? Comme cela vous importe peu, imbéciles!
– Georges Bernanos, La France contre les robots

Un nœud dans le bois résiste à la lame, puis cède sous la vigueur accrue du geste, révélant la forme souhaitée. Surtout si l’on a un peu de métier. Avec la technique ancestrale, l’outil nous rapproche de la matière, nous révèle la nature et nous permet de la façonner. Par la pression de la main, un ciseau rabote le madrier pour en faire un cadre de porte («Recevoir et transmettre avec les jeunes de Manawan», Brigitte Bédard).

«Le monde n’avait guère connu jusqu’alors que des instruments, des outils, plus ou moins perfectionnés sans doute, mais qui étaient comme le prolongement des membres», écrit Bernanos dans La France contre les robots (1947). «La première vraie machine, le premier robot, fut cette machine à tisser le coton qui commença de fonctionner en Angleterre aux environs de 1760.»

Et comme au commencement de l’histoire, les yeux de l’homme s’ouvrirent: «Purée! Nous sommes nus! Il nous faut une usine de guenilles!» Ils se cousirent donc des vêtements et sortirent du Jardin.

Avec la technique moderne, cependant, l’outil met à distance ce qui auparavant était proche… tout en nous faisant miroiter l’impression d’une grande proximité avec la Terre entière. Pourquoi me priverais-je de cette tablette électronique? Ne me donne-t-elle pas accès à une infinité de contenus?

Mais qui trop embrasse mal étreint.

La technique moderne fait écran à la résistance de ce monde, charriant une idée de puissance sans limites. Si nous taillions le bois au laser ou à l’imprimante 3D, nous pourrions fabriquer littéralement n’importe quoi, n’est-ce pas? Justement, enfin libérés de la résistance de ce nœud dans le pin blanc, nous nous sommes empressés de faire n’importe quoi.

*

C’est dimanche, il fait beau. Allons admirer les bêtes marines à l’Aquarium. Nous parvenons au guichet de la billetterie sans même devoir attendre. Il est 15 h 03. Ça augure bien. Les enfants sont tout sourire et moi aussi.

Nous demandons un abonnement annuel pour la famille, une bonne affaire qui sera rentabilisée dès notre prochaine visite.

«Je ne peux pas faire ça. Vous devez aller sur le site de l’Aquarium. C’est vraiment simple et rapide», me rassure la jeune dame, à demi cachée derrière l’écran d’un ordinateur qui s’avère, tout compte fait, aussi utile qu’un brochet sur un terrain de pétanque.

J’aimerais lui expliquer que je suis déjà sur le site de l’Aquarium, mais j’imagine qu’elle parle d’Internet. Nous nous plaçons légèrement en retrait, près du vain guichet. Je me rends donc sur le Web pour acheter un abonnement annuel familial. Évidemment, il ne reste que 6 % à la pile de mon téléphone. Va falloir, en effet, que ce soit simple et rapide.

*

La technique ressemble parfois à une grosse machine que nous regardons aller passivement, impuissants – ou, plus précisément, dont nous sommes devenus l’un des engrenages. Cette machine est caractérisée par sa quête constante d’efficience, peu importe les moyens d’y parvenir. (Voir l’entretien avec la philosophe Marie-Hélène Parizeau, «La technique n’est pas neutre», Stéphanie Grimard.)

Aujourd’hui, la puissance se calcule bien souvent en vitesse, dont elle est l’effet. Une voiture puissante, un athlète puissant, un ordinateur puissant s’imposent par leur rapidité. Au collège, le prof d’économie nous répétait que «ce qui monte vite redescend vite». (Ou était-ce en biologie? Peu importe.)

Prenons l’église Saint-Mathieu, où je vais parfois. D’ici quelques années, tout au plus, elle risque de subir le même sort que bien d’autres églises modernes au Québec. Un bulldozer passera par là. Ce qui monte vite…

En contraste, il aura fallu quarante-trois ans pour rebâtir la basilique Sainte-Anne-de-Beaupré (en dessin technique sur notre couverture signée Marie-Pier LaRose) après l’incendie de 1922. Ce sanctuaire, toujours fréquenté par des milliers de pèlerins chaque année, n’est pas près de faire place à des tours à condos. Quarante-trois ans, c’est certes beaucoup plus rapide que les cent-cinquante années prévues pour la construction de la Sagrada Família à Barcelone, mais ça reste quand même plus long qu’un exode.

Voilà! Considérons ce critère pour mesurer la portée d’un geste: comme pour Moïse au désert, la génération qui a lancé l’entreprise n’est pas celle qui en a récolté le fruit.

Ce critère sied à merveille à une grand-mère comme la bonne sainte Anne. Elle n’a probablement pas vu de son vivant ce qu’allait devenir son petit-fils, le Christ, en mourant pendu au bois du Calvaire, puis en illuminant l’univers entier à la fin du même weekend. La pérennité est forcément quelque chose d’un peu désintéressé. Notre vision étroite de la justice réclamerait pourtant que celui qui peine mérite de gouter à la joie de la moisson.

Mais une pensée technicienne ne sait souffrir cette attente et exige un résultat plus immédiat. Alors qu’une grand-mère, à contrario, sait mieux que quiconque faire les choses sans souci d’efficacité. Attendez que je m’explique, je vous prie, avant de me lancer vos marchettes et de m’accuser d’âgisme! Qu’elle prépare un pâté à la viande, qu’elle raconte une histoire à sa petite-fille, qu’elle prenne le thé avec une voisine ou qu’elle termine un foulard au crochet, une grand-mère normalement constituée n’est pas mue d’abord par la recherche d’efficacité.

*

Je commence à remplir le formulaire en ligne, en marge de la file. Je ne suis plus dans la ligne de la file, mais je suis en ligne. Bref.

À la deuxième page, une note me concerne particulièrement: «Si votre famille compte plus de quatre enfants, veuillez communiquer avec nous au 1 866 659-5264.»

Je compose le numéro. J’écoute toutes les options. Aucune ne convient à ma situation. Je compose le zéro. On me met en attente, état dans lequel j’étais déjà depuis mon arrivée à l’Aquarium, non sans une épée de Damoclès – que dis-je, un espadon! – au-dessus de mon crâne inquiet: quiconque a des enfants de seize à deux ans comprendra la grande précarité dans laquelle je me trouve à ce moment précis. Mes enfants verront-ils le fruit de ma promesse? Caresseront-ils la patte de l’étoile de mer et le dos de la raie dans le bassin? Serai-je encore de ce monde pour les prendre en photo?

Après plusieurs minutes de patience, je retourne voir la préposée à la billetterie, qui me jure que son système ne lui permet pas de me vendre un abonnement annuel, mais seulement un billet d’un jour. Elle arbore un teeshirt du SFPQ, le sigle du Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec.

*

«La Société moderne est désormais un ensemble de problèmes techniques à résoudre», écrivait encore Bernanos.

De la naissance à la mort, en passant par l’amour pour les plus chanceux, nous abordons toutes les dimensions, tous les moments, tous les recoins de notre existence sous l’angle d’un problème à résoudre.

Problème d’infertilité? Procréation médicalement assistée (PMA), grossesse pour autrui (GPA) ou fécondation in vitro (FIV). Problème de fertilité? Dispositif intra-utérin (DIU) ou vasectomie faite au centre hospitalier universitaire (CHU).

Problème de couple («Chérir l’altérité», Anne-Marie Rodrigue)? Les nouvelles technologies de l’information et des communications (NTIC) envahissent votre ménage («Une génération sacrifiée sur l’autel des écrans», James Langlois)? Consultez une conseillère conjugale et familiale (CCF).

Problème avec papi qui perd un peu d’autonomie? Il doit bien exister une solution, un système, une institution? La résidence pour ainés (RPA) ou le centre d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD)?

(L’usage de sigles certifie que le locuteur est coincé dans une société technique. Ça permet de gagner du temps et de l’espace lors d’éventuelles occurrences de l’expression. Une communication efficace. Sauf si, comme dans mon cas, on décide de délirer avec le procédé, ce qui annule l’économie réalisée.)

Le règne de la technique, c’est le règne des experts. Les gouvernants, les parents, les amoureux et même parfois les croyants s’en remettent docilement à l’avis de conseillers, d’experts, de spécialistes qui pourront collecter, analyser et fournir des données techniques pour résoudre chaque situation, chaque problème, chaque enjeu qui leur sera soumis.

«Le système technocratique basé sur le critère de l’efficacité ne répond pas aux interrogations les plus profondes que l’homme se pose […]», affirmait le pape François dans un discours prononcé à l’Académie pontificale pour la vie (25 février 2019). «Pourtant, la technique est une caractéristique de l’être humain. Il ne faut pas la comprendre comme une force qui lui serait étrangère et hostile, mais comme un produit de son génie, à travers lequel il pourvoit aux exigences de la vie pour lui et pour les autres. C’est donc une modalité spécifiquement humaine d’habiter le monde.»

Le pape François met aussi en garde ses contemporains contre «un enchantement dangereux»: si la technique devrait d’abord servir à nous fournir les instruments pour améliorer la vie humaine, on risque plutôt de soumettre cette vie à sa logique implacable et froide, une logique d’efficacité qui déciderait jusqu’à la valeur même d’une vie.

*

Elle m’offre de parler à un gérant.

J’accepte avec soulagement.

«Rendez-vous à l’autre guichet, s’il vous plait.»

Il n’y a personne. C’est qui le brochet?

Comprenant qu’il n’y aurait jamais quelqu’un pour me répondre à ce comptoir, je retourne voir la jeune femme. Courtoise comme un robot conversationnel, elle m’invite finalement à me rendre à la boutique-souvenir, à l’intérieur, pour procéder à l’achat de l’abonnement.

C’est donc la caissière de la boutique de peluches d’ours polaires qui a rempli les fiches d’abonnement, tapant les noms et prénoms de ma ribambelle d’alevins avec le bout de ses deux index et la grâce d’un manchot empereur.

15 h 35. Nous pénétrons enfin dans le «Pavillon des profondeurs». J’y étais déjà, merci. Nous voulions voir des phoques. Nous avons eu droit, en prime, à une métaphore de la modernité avancée.

Simple et rapide.

*

Lorsque l’église Saint-Mathieu sera détruite, qu’y aura-t-il au cœur de cette ancienne banlieue? Qu’est-ce qui structurera la trame urbaine, déjà passablement effilochée? Qu’est-ce qui pointera vers le Ciel? Qu’est-ce qui remplacera le glas de l’angélus pour rappeler au mortel une espérance?

C’est un lieu commun de le dire, mais à de nombreux endroits en Occident, le lieu commun n’est plus le parvis de l’église. Or, puisque l’homme est une bête sociale, il doit bien y avoir quelque part un endroit où socialiser? Les médias remplissent tant bien que mal cette fonction de parvis.

Nous ne sommes ni maçons, ni ingénieurs, ni charpentiers, mais chaque jour que Dieu fait (sauf les weekends et les fériés, bien entendu, faudrait pas se tuer à l’ouvrage non plus), nous nous retrouvons, artisans et artistes, journalistes et graphistes, sur cette place publique. Avec les moyens du bord, nous reprenons une technique de communication antique: coucher quelques mots sur du papier («Éloge d’une intelligence artificielle», Fabrice Hadjadj).

Notre atelier est précaire. Ça tient avec un peu de colle en bâton, beaucoup de bonne volonté et par la grâce de Dieu. Malgré cela, nous croyons fermement à la valeur d’un ouvrage soigné comme une cathédrale. Un ouvrage lent, patient, souvent inefficace. Un ouvrage qui s’inscrit dans un temps long. Un temps d’Antoni Gaudí qui n’a pas vu la Sagrada Família achevée sur la place qui porte désormais son nom.

Un temps de grand-mère patiente et désintéressée. Un temps de sainte Anne qui, même si elle y a participé en mettant au jour celle qui porterait le Christ, n’a pas vu le matin de la résurrection.

Saint-Louis-de-Courville

11 septembre 2024, en la fête de saint Patient (ça ne s’invente pas!)

Antoine Malenfant
Antoine Malenfant

Animateur de l’émission On n’est pas du monde et directeur des contenus, Antoine Malenfant est au Verbe médias depuis 2013. Diplômé en sociologie et en langues modernes, il carbure aux rencontres fortuites, aux affrontements idéologiques et aux récits bien ficelés.