
Une génération sacrifiée sur l’autel des écrans?
Lieu commun s’il en est: les récentes décennies ont été le théâtre d’un changement civilisationnel majeur. De l’oralité à l’imprimerie, il y avait déjà tout un saut. Mais de Gutenberg au reel insignifiant de Sandra sur TikTok, nous avons décidément perdu pied. Internet, les plateformes qu’il héberge et les appareils qui nous y donnent accès prennent une place incontournable dans nos vies. Et les concepteurs eux-mêmes n’en cachent pas les configurations pernicieuses. Quels défis leur présence pose-t-elle aux jeunes et à leur famille? État des lieux.
Patrick Marceau et Mildred Canizalez sont mariés depuis 1996. Leur premier enfant arrive un an plus tard; le dernier, en 2013. Entre les deux, il y en a sept autres. Du raz-de-marée numérique, ils ont connu toutes les vagues.
Au temps des trois plus vieux, qu’ils appellent «les grands», c’est encore un non-évènement. Hormis l’heure de télévision après l’école et les «bonhommes du samedi matin» sur la petite télé de 13 pouces, les enfants Marceau sont surtout investis dans le sport compétitif, «la gardienne de l’adolescence», comme l’appelle Patrick, qui n’a jamais tenu les jeux vidéos en haute estime. On aperçoit chez eux l’ordinateur familial, non loin de la salle à manger. Il y est depuis son arrivée dans la chaumière.
C’est avec la deuxième cohorte, «les juniors» – dont le premier représentant, Francis, est né en 2004 –, que la situation se corse. «On a vraiment perdu le contrôle», confessent humblement les parents. Durant cette période, même si ces derniers ne procurent aucun téléphone cellulaire à leurs enfants, ils en ont tous un. Quand les parents les confisquent, d’autres apparaissent.
Marco Mailhot, psychoéducateur depuis 22 ans au CISSS des Laurentides, s’explique la situation ainsi: «Tous les deux ou trois ans, les gens changent leur cellulaire. Qu’est-ce qu’ils font avec leurs vieux? Ils les remettent à leurs enfants. Quand je me promène dans les écoles, les élèves en ont presque tous, et de plus en plus au premier cycle du primaire.»
«Mon premier téléphone, je l’ai eu en cinquième année, m’explique Francis, 20 ans. C’est un ami qui me l’avait donné. Je n’avais pas demandé à mes parents. J’en ai même déjà eu deux ou trois.» Il se met alors à pourvoir son cadet, Xavier. «Frank, c’était vraiment le pusher», lance en riant Isabelle, la deuxième de la famille.
C’est pourtant le moindre de ses exploits. Alors que ses parents se rabattent sur les options techniques limitées à leur disposition pour imposer des heures d’accès à Internet, Francis réussit à ouvrir un réseau parallèle illimité. «On a eu l’illusion qu’on avait du contrôle, mais on ne contrôlait même plus Internet dans notre maison. Tu ne sais plus ce qu’ils regardent ni à quelle heure ils se couchent», se rappelle amèrement Patrick.
Protéger et aimer
Cette tentative infructueuse de déconnecter les enfants pour la nuit ne s’opère pas sans heurts. Les «grands» commencent à rechigner, invoquant une maturité suffisante pour justifier une certaine autonomie, prétextant que la mesure incommode la remise de travaux collégiaux ou universitaires. «C’est arrivé quelques fois, mais au fond, on voulait pouvoir texter nos amis», avoue franchement Isabelle, 25 ans, qui a finalement réussi à remettre ses travaux. Pour preuve, elle travaille aujourd’hui comme ergothérapeute dans un centre de pédiatrie sociale. L’anecdote montre bien la difficulté d’adapter les moyens d’encadrement au sein d’une fratrie aux âges variés.
- Photo : Marie Laliberté
Les parents du clan Marceau sont attentifs aux contenus télévisuels consommés par leurs enfants. Ils respectent scrupuleusement le classement des films. Samuel, 14 ans, évoque avec une certaine peine les moments où lui et ses deux plus jeunes frères doivent quitter la pièce à l’occasion d’un visionnement entrepris par les plus vieux:
«Ça divise vraiment la famille, quand on doit s’exclure! On est comme tellement protégés.
— Tellement aimés! le corrige Francis en riant.
— Trouvez-vous que vos parents ont été trop sévères?
— Je travaille avec des familles qui n’ont aucun cadre, il n’y a aucune limite, me répond Isabelle. Des jeunes vont faire pipi sur eux parce qu’ils ne sont pas capables d’arrêter de jouer. Les règles de mes parents ne me choquent pas, parce que c’est le gros bon sens. Ils ont été trop stricts un certain temps, mais ils ne savaient pas trop comment appliquer les règles. Mes parents auraient pu mieux intervenir s’ils avaient mieux connu la réalité technologique, s’ils s’y étaient intéressés davantage. Quand tu comprends mieux, tu es plus capable de nuancer et de faire les bonnes interventions. En même temps, ça nous amenait une forme de crainte. Mes amis ont fait plus de conneries que nous sur les réseaux.
— Parfois ils me confisquaient mon cellulaire parce que j’étais trop dessus et après ils me le redonnaient, raconte Francis. Je pense qu’ils voulaient que je comprenne. Pour eux, c’était tellement nouveau; je pense que, en général, ils ont vraiment fait de leur mieux. Bloquer le réseau, ça me gossait, mais avec le recul, ça a du sens. Il fallait bien qu’on dorme.»
Serrer la vis ou la casser
Tout parent sait comme il est difficile de trouver le juste milieu dans les décisions éducatives. À l’adolescence, lorsque se joue une guerre contre l’autorité parentale, le combat technologique ajoute un niveau de complexité. On dira que, même si un excès d’autorité est moins mauvais que son absence, la plupart des parents veulent éviter de susciter la révolte chez leurs enfants.
«On ne peut pas comparer avec tout ce qu’on a connu dans le passé. Comme parent ou intervenant, on n’a pas eu de modèle, on ne sait pas nécessairement comment réagir», lance Marco Mailhot, également père de deux enfants.
«Moi, ma relation avec mon cellulaire était vraiment forte, confie Xavier, 18 ans. Ils me le prenaient, puis Frank m’en donnait un autre. Pour eux, c’était en grande partie la cause de mes difficultés à l’école. Une fois, mon père était vraiment écœuré. Il l’a pris et l’a explosé par terre. J’ai été traumatisé, parce que j’ai vu à quel point c’était sérieux pour lui. Les interdits ont quand même joué dans ma relation avec mes parents parce que je me cachais tout le temps. Ça me fâchait aussi de les comparer avec les parents de mes amis.»
Des regrets en matière de prudence parentale, Patrick et Mildred en ont assurément. «Si l’on avait été plus raide, ça aurait été peut-être pire. Tu ne peux pas serrer la vis tout le temps», affirme le père de famille. Son épouse se demande s’ils n’ont pas été un peu trop durs: «C’était difficile, on avait l’impression d’être toujours en mode police. Heureusement, il y a le Christ. On a pu se réconcilier avec eux sur ces enjeux.»
Ces mots résonnent chez Catherine L’Écuyer, docteure en sciences de l’éducation et psychologie. Elle rappelle l’impact éducatif du contexte, de l’environnement sur les enfants: «Si l’on remplit la maison d’écrans, on va devenir des polices. Tu donnes quelque chose qui crée une dépendance. L’enfant devient accro, et tu lui enlèves, pour lui redonner et lui enlever de nouveau plus tard. C’est une tension constante. Être parent, ça peut être merveilleux, mais ça peut aussi être un enfer.»
«Les règles de mes parents ne me choquent pas, parce que c’est le gros bon sens.» – Isabelle
Faux dilemme
Dans le débat public actuel sur la place du numérique chez les jeunes, l’idée d’éducation responsable revient sans cesse. Le mot «interdiction» est souvent perçu comme un antonyme d’«éducation». Si l’on éduque, on ne devrait pas interdire.
«Il y a cette fausse croyance selon laquelle la seule façon d’éduquer pour un usage responsable des technologies, c’est de les mettre dans les mains de l’enfant. C’est comme prétendre que, pour apprendre à conduire, on devrait lui remettre les clés de la voiture… Mais la meilleure préparation pour le monde en ligne, c’est le monde hors ligne!» clame la mère de quatre enfants et autrice d’ouvrages au succès mondial.
Marco Mailhot abonde dans le même sens. Quand je lui demande quel est le conseil le plus important à donner aux parents, il répond sans ambages: «Reprendre l’encadrement.»
«Je pense que c’est ce qui s’est perdu dans les 15 dernières années. Dans les familles en général, l’autorité est perçue comme abusive, malsaine. Rouleriez-vous sur un pont sans garde-fous? Jamais. On ne se sentirait pas en sécurité. Nos enfants se sentent perdus dans ce monde beaucoup trop attrayant et addictif», explique le psychoéducateur, qui a mis sur pied Cyberéquilibre en 2019, un organisme qui offre des conférences et de la formation sur la cyberdépendance dans tous les milieux.
Pour sa part, riche d’observations au centre de pédiatrie sociale, Isabelle rappelle que «les écrans sont rentrés dans la famille pour tout le monde et que ça commence souvent par les parents. Mon père, après une grosse journée de travail, va écouter la télé pour se relaxer. Quand le modèle est créé, après, c’est difficile pour les enfants de s’investir dans autre chose», dit-elle sans vouloir jeter le blâme sur lui.
Patrick ne s’en cache pas. La télé, pour lui, c’est «un méchant aimant». Il avoue avoir consommé certaines séries sur Netflix «comme un ivrogne». Pour Mildred, le défi vient plutôt de l’application WhatsApp – populaire dans sa famille latino-américaine –, dont les notifications se font entendre à toute heure du jour. «C’est un combat quotidien: ne pas avoir de cellulaires à la table, ne pas chercher à manger devant la télé, etc.», avance-t-elle.
- Photo : Marie Laliberté
- Photo : Marie Laliberté
Ramer à contrecourant
Ce qui s’apparente initialement à une légère fuite dans la famille Marceau s’avère finalement une véritable inondation. Certes, les parents auraient pu tenter dès le départ de colmater assidument la brèche, mais ils en sous-estimaient alors les conséquences. Quand on est confronté à des tendances aussi fortes, posséder l’assurance et la conviction d’aller à contrecourant exige un certain héroïsme. Aussi, certains peuvent craindre de marginaliser leurs enfants.
«Quand on a vu que ça commençait, les cellulaires, les réseaux sociaux, etc., on était un peu contre ça. Mais tout le monde en avait. On se disait que ça ne pouvait pas être si mauvais», se souvient Patrick.
Tout a changé en 2020, quand le documentaire Derrière nos écrans de fumée a paru… sur Netflix – ironie cruelle. Les Marceau l’ont regardé ensemble. «Ç’a été un éveil, une prise de conscience pour tout le monde dans la famille. Du fait que ce sont les concepteurs qui parlent, on est pas mal plus convaincu des aspects malveillants des réseaux sociaux. Ça nous a aidés à être plus critiques.»
C’est ainsi qu’un nouveau modus vivendi s’est installé auprès des «petits», la troisième cohorte. Samuel en est la tête. Eux n’ont pas du tout de cellulaire. Ils «n’en veulent même pas». «Parfois, je regarde les autres et je me demande pourquoi nous, on n’a pas le droit. Mais après, je vois les conséquences sur eux», avance Nathan, 12 ans.
Samuel, qui entre en troisième secondaire, est marginal. Il est le seul dans son équipe de basket et dans sa classe à ne pas avoir de téléphone intelligent. Ce qui l’aide le plus, ce sont ses amis de familles catholiques, éduqués de la même manière que lui. Chez eux, il y a parfois encore moins d’écrans. Il voit qu’il n’est pas seul.
Des écrans… de fumée?
«Aujourd’hui, je fais un constat de vulnérabilité: si tout le monde pense que quelque chose est bon, c’est difficile de résister… C’est difficile pour une famille de lutter seule. Quand il y en a d’autres, ça va mieux», affirme Patrick.
Il se dit toutefois heureux de la tournure des évènements. Quand la police qui passe à l’école et le responsable des activités sportives félicitent son fils Samuel de ne pas avoir de cellulaire, «c’est qu’il y a un petit renversement sociétal», juge-t-il.
Marco Mailhot et Catherine L’Écuyer semblent optimistes. Pour eux, l’omniprésence des écrans finira par s’étioler. Ils comparent la situation au tabagisme d’autrefois.
«Donnerait-on encore aujourd’hui des cigarettes à des enfants de douze ans, comme autrefois? Ce serait scandaleux!» s’insurge Marco Mailhot. «On a appris, on s’est ajustés. Avec les écrans, on est en train d’apprendre, mais on ne s’ajuste pas encore. On ne sait pas trop comment. Ça va prendre un mouvement de plusieurs personnes, parce que, quand quelqu’un fait son effort de son côté, individuellement, avec toute la pression des pairs aux alentours, il a tendance à abandonner.»
«Bientôt, les téléphones intelligents seront considérés comme le tabac: le fait d’entreprises qui ont profité de leur public pour vendre leur produit. D’ici cinq à sept ans, on va parler de ces entreprises technologiques de la même façon», soutien Catherine L’Écuyer, qui observe l’évolution de ces enjeux depuis l’Espagne.
Enfin, le constat de Xavier est cinglant, triste aussi, mais porteur d’espérance. «Aujourd’hui, je suis reconnaissant que mes petits frères n’aient pas du tout de cellulaire, parce que j’ai perdu une partie de ma jeunesse.»