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Swiftie

— Moi aussi, je suis un Swiftie.

C’est ce que j’affirmais à une jeune femme, étonné d’avoir avec elle cette passion en commun : « Elle cache bien son jeu, me dis-je alors, avec ses baskets roses et son top à paillettes. Mais je l’ai méjugée. Cela m’apprendra à évaluer mon prochain sur son apparence. Lorsque le prophète Samuel était chez Jessé, l’Éternel lui avait bien précisé, etc. »

Je dois dire que la jeune femme, quoique je portasse d’épaisses lunettes, paraissait non moins étonnée que moi. Pour lui prouver ma swiftienne appartenance, j’évoquai Les voyages de Gulliver.Puis embrayai sur la Modeste proposition, qui entendait résoudre le problème des classes pauvres en Angleterre en leur permettant de manger leurs enfants (j’ajoutais que depuis peu la France, en inscrivant le droit à l’avortement dans sa constitution, avait d’une certaine manière pris à la lettre ce que Swift proposait ironiquement).

Aussitôt, je vis le top à paillettes monter et descendre comme un soufflet, trépigner les baskets roses, et s’agiter sous mon nez un bracelet sur lequel des perles alphabétiques écrivaient le mot « fearless ». Je commençais d’avoir peur.

Vous l’avez compris. J’avais fait fausse route. Quand je m’en rapportais à un auteur du 18e siècle anglais, notre jeune femme faisait référence à une chanteuse américaine du 21e. Comment avais-je pu passer à côté d’un tel phénomène? Il est probable que Jonathan Swift n’ait pas eu en trois siècles autant de fans que Taylor Swift en quinze ans. J’avais bien entrevu le clip de Shake It Off, appréciant les « danses de doigts ». J’avais aussi, après le confinement, découvert les sessions Folklore, aux chansons sobres et « campagnardes » (c’est ma traduction de country). Aussi étais-je loin de me représenter les « mégaconcerts » de The Eras Tour, ces foules en extase, bardées de produits dérivés comme autant de chapelets dévotionnels, autour de la plateforme sur laquelle « Tay Tay » déambule en petite tenue à grand renfort d’effets spéciaux, tout en nous expliquant qu’elle est toujours une « fille comme les autres », modeste, sensible, assumant en quelque sorte dans sa personne les deux natures, divine et humaine.

Alors, je me suis souvenu d’un mot de Houellebecq dans Les particules élémentaires : « Rien dans l’histoire humaine, depuis la divinisation des pharaons dans l’ancienne Égypte, ne pouvait se comparer au culte que la jeunesse européenne et américaine vouait aux rock stars. »

Un ami qui travaille dans la finance – voyez comme mon cœur est large; le Seigneur a d’ailleurs dit que les prostituées et les publicains entreraient avant nous dans le Royaume – m’a expliqué que nous avions tort tous les deux, la jeune femme et moi. L’authentique SWIFT, celle qui compte le plus grand nombre de fans, moi compris, c’est la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication. Son nom apparait sur nos relevés d’identité bancaire. Elle est la plaque numérique tournante des transactions internationales. Ses données sont confidentielles. Le gouvernement américain a toutefois réussi à lui faire cracher le morceau, afin de geler, par exemple, les comptes d’oligarques russes. Rompre un tel secret est digne d’excommunication. De là les guerres qui se poursuivent, et le développement de systèmes alternatifs à l’hégémonie du dollar.

Il se trouve que swiftie désigne aussi en argot australien une « filouterie », un mauvais coup fait en douce, d’une main leste. Relativement à ce qui précède, nous pouvons tous tomber d’accord.

Fabrice Hadjadj

Fabrice Hadjadj est philosophe et dramaturge. Il dirige l’Institut Philanthropos, à Fribourg, en Suisse.