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Pourquoi s’obstine-t-on à fumer?
Une entente majeure est intervenue la semaine dernière dans le cadre du recours collectif contre les géants du tabac. Ils se sont engagés à verser 32,5 milliards de dollars aux provinces et territoires, dont une partie ira directement aux familles des victimes de maladies associées à la consommation de cigarettes. Cette entente historique, le plus gros règlement de l’histoire des litiges au Canada (!), est juste, selon moi. C’est une bonne nouvelle pour les victimes et leur famille et ça ne me fera pas pleurer sur le sort des compagnies du tabac. Mais elle m’a fait réfléchir à la question plus générale du rapport qu’entretiennent les fumeurs à la cigarette.
Ça a toujours été un objet d’étonnement pour moi qui suis fumeuse pourtant. La question c’est : comment peut-on continuer de fumer malgré toutes les informations qu’on a sur les risques, sur les conséquences potentielles de ce geste ? Quelles sont les raisons, profondes ou pas, qui nous poussent à continuer d’ingérer consciemment et volontairement des substances qui sont des poisons avérés ? Comment des gens aussi intelligents que plusieurs employés du Verbe peuvent-ils agir de façon aussi bizarre, voire stupide, à bien des égards ?
Je dois dire que je suis bien placée pour connaitre les « bienfaits » (entre gros guillemets) de la cigarette. J’ai toujours dit, de manière un peu poétique : ça « dilate l’âme ». Quand je fume ma cigarette dehors le matin avec mon café, je prends conscience du temps qu’il fait et de la journée qui commence. Je me prépare mentalement à ce qui s’en vient, je fais le point et je profite du moment présent. Même chose quand je prends des pauses dans la journée : un petit moment d’arrêt où je vais dehors. Souvent, j’échange avec des collègues de ce qui se passe dans ma tête, et ça me fait l’effet aussi, lorsque je suis en panne d’inspiration, de me redonner un certain focus et de me recentrer dans mes pensées.
Mais est-ce que ça ne va pas aussi un peu avec une sorte d’esthétique, un certain éthos : l’intellectuel ou l’artiste troublé qui fume un peu par effet de style ou parce que, lui, il s’en fout, au fond, de mourir ? Ou encore, les jeunes qui fument pour avoir l’air cool ?
Il me semble que tout ça ne peut pas être suffisant pour justifier le fait de s’autoadministrer des doses quotidiennes de poison. Notre raison sait très bien que c’est mal; pourquoi notre volonté n’arrive pas à suivre?
Ici, on peut faire appel au bon vieil Aristote pour nous aider. Dans sa théorie de l’âme, il dit qu’il y a deux axes qui ne se touchent pas : celui de la connaissance, et celui de l’action. La raison, elle, se situe sur l’axe de la connaissance et elle dirige nos sens. Mais les désirs, eux, les pulsions, sont sur l’autre axe, celui de l’action et c’est la volonté qui les dirige. Donc ça ne sert à rien de penser que grâce à la raison, aux connaissances rationnelles, on va influencer nos désirs et nos pulsions. Ça, c’est à la volonté de le faire.
Et comment on exerce la volonté ? En faisant un travail sur nos habitudes, et en suivant de bons exemples, selon Aristote. Il faudrait donc, disons, que je change mes habitudes. Plutôt que de demander une cigarette quand je veux prendre une pause (parce qu’en passant, je suis celle qui quête la clope des autres), j’irais prendre une marche en solitaire pour que je ne me laisse pas influencer par l’exemple des autres autour de moi qui fument.
C’est une vaste question que celle de la volonté. Saint-Paul disait : « Je ne fais pas le bien que je voudrais, mais je commets le mal que je ne voudrais pas. » Est-ce malgré nous? Quand on dit « c’est plus fort que moi », est-ce vrai ? Ça reste très paradoxal tout ça. On peut peut-être se dire aussi que de rester seul avec notre petit vouloir, et notre petit pouvoir sur nous, ce n’est pas suffisant; qu’il faut chercher une aide plus grande que soi…
Quoi qu’il en soit, on ne peut pas plaider l’ignorance. Pas plus ceux qui fument que les compagnies de tabac, bien sûr.
Donc, moi, je reste avec ma question : comment pourrais-je un jour arriver à me passer de ces petits moments volés à l’impératif de production, de ces pieds-de-nez à la bonne conscience et à l’idéal de santé ? Je me le demande.
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