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Alzheimer
Illustration : Judith Renauld/Le Verbe

Maitres en humanité

Texte écrit par Marie Gendron

La loi sur la Demande anticipée d’aide médicale à mourir pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer m’inquiète. Depuis 1980, j’accompagne des personnes atteintes de cette maladie. Elles ont été, et demeurent, mes maitres en humanité.

Dans mes rapports avec elles, j’ai toujours le sentiment de vivre avec des êtres humains à part entière. Je crois retrouver le centre de la personne, présent de sa naissance à son décès. En ces profondeurs de l’être, je sens quelque chose de tragiquement fragile et, en même temps, de mystérieusement fort. Sans doute ce que François Cheng nomme « l’âme ».

Il arrive que la maladie d’Alzheimer permette l’émergence de capacités d’amour et de tendresse brimées depuis longtemps. Maintes fois, j’ai été témoin d’un jaillissement de tendresse chez des personnes qui n’arrivaient pas à manifester leur sensibilité avant la maladie.

Pour ceux dont les capacités cognitives se détériorent, puis s’effritent peu à peu, communiquer, comprendre et se sentir compris devient de plus en plus difficile. À cet égard, il est fréquent d’entendre un proche faire ce type de remarque : « Mon père ne me reconnait plus, ça ne vaut plus la peine d’aller lui rendre visite au centre d’hébergement. » L’expérience clinique démontre toutefois le contraire. Il existe en effet une mémoire dont on parle peu : la « mémoire affective », laquelle demeure intacte malgré la maladie d’Alzheimer. Cette mémoire, celle des émotions associées à un évènement ou à une personne, échappe à l’usure du temps.

Le primat de la relation

Ainsi, des personnes gravement atteintes s’attachent profondément à leurs soignants les plus attentifs et en gardent un souvenir particulièrement tenace. Le simple fait de se trouver avec ces soignants, dont ils ignorent souvent le nom et le titre, leur apporte chaleur, sécurité et calme. Un tel phénomène ne trompe pas. Par ailleurs, on observe que ces personnes ont un comportement différent en présence des membres de leur famille, en dépit du fait qu’elles semblent ne pas les reconnaitre. Durant les visites, elles les suivent attentivement du regard, alors que leurs yeux s’attardent peu, sinon pas du tout, sur les étrangers. Malheureusement, ces différences de comportement sont si subtiles qu’elles ne peuvent être détectées facilement par les familles, mais elles n’échappent pas à une observation attentive.

L’écrivain Christian Bobin illustre avec justesse et sensibilité le besoin de contact humain chez les personnes atteintes comme l’était son père. Il écrit : « La vieille dame qui parle très fort dans le couloir m’appelle du prénom de son fils, Basile. Quand je lui dis que je ne suis pas son fils, et que mon prénom est Christian, elle balaie mon objection d’un revers de la main, comme pour dire : “Je le sais, mais ça n’a aucune importance, tu es bien mon fils puisque je me réjouis de te voir, on ne va quand même pas s’arrêter à des détails”. »

L’être humain n’est pas seulement intelligence et mémoire ; il est aussi sensibilité, émotion, corps et cœur, qui s’agitent et se débattent tant bien que mal lorsque le gouvernail a cédé.

La perdre ou la trouver ?

Voici Jacqueline. Quel personnage ! 

Son franc-parler et son sens de la répartie lui avaient souvent causé des ennuis. Elle était vive de corps et d’esprit, à la fois cartésienne, passionnée, indépendante, vaillante, déterminée, féministe et politisée. Elle parlait des femmes engagées qu’elle aimait et admirait : Thérèse Casgrain, Simonne Monet-Chartrand, Jeanne Sauvé. Elle disait que les gens intelligents ne s’ennuyaient jamais et elle en était la preuve vivante.

La langue française était l’une de ses passions. Si vous commettiez une erreur de grammaire devant elle, elle vous corrigeait et vous donnait la règle en prime ! En quelques minutes, elle pouvait composer un texte percutant, nuancé, truffé de métaphores, et ce, dans un français impeccable. 

Jacqueline aimait les beaux textes. Quand elle lavait la vaisselle avec sa fille, elle récitait avec brio des textes magnifiques qui étaient restés gravés dans sa mémoire : Tu seras un homme, mon fils de Rudyard Kippling ; Plus qu’hier, de Rosemonde Gérard ; La Mort du dauphin, d’Alphonse Daudet (son préféré) ou Le Lac, de Lamartine.  

Elle était octogénaire lorsque la maladie d’Alzheimer a commencé à faire ses ravages. Durant les derniers mois de sa vie, Jacqueline avait perdu tous ses repères, tous ses acquis intellectuels, mais, peu à peu, elle a commencé à manifester une inhabituelle tendresse.

Sa fille, en effet, ne gardait aucun souvenir de paroles ou de gestes tendres à son égard : sa mère n’avait jamais été une femme chaleureuse, jusqu’à maintenant. Même si elle la confondait de plus en plus avec sa sœur, la tendresse qui émergeait enfin de Jacqueline était bouleversante pour sa fille. « La maladie d’Alzheimer enlève ce que l’éducation a mis dans la personne et fait remonter le cœur en surface », écrit Christian Bobin.

Une tête pour un cœur

Cette fabuleuse Jacqueline était ma mère. J’ose écrire que, grâce à la maladie, elle s’est révélée la maman tendre que j’attendais depuis toujours. Elle est morte dans mes bras, complètement sereine. Avec émotion, je lui ai rappelé ces derniers mots de La Mort du dauphin : « Qu’on m’apporte mes plus beaux habits, mon pourpoint d’hermine blanche et mes escarpins de velours ! Je veux me faire brave pour les anges et entrer au paradis en costume de dauphin. » Nous venions de nous rencontrer vraiment pour la première fois.

Connaissant l’importance qu’elle accordait à l’intelligence et à l’indépendance, maman aurait assurément signé la Demande anticipée d’aide médicale à mourir.

Et je n’aurais jamais eu accès à son cœur qui, lui, ne souffrait pas d’Alzheimer.

Collaboration spéciale
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