
Madonna House : n’être rien et donner tout
Il y a quelque chose, dans le mandat de la communauté de Madonna House, qui fait qu’un séjour auprès d’eux se décrit difficilement. C’est le fondement même de sa mission évangélique: n’être rien, sinon contenant de Dieu, et donner tout. Nous ne pourrons jamais parler d’eux autrement qu’à demi-mot, puisque l’Esprit qui y habite échappe à notre langage. Chose certaine: il y a une présence si vaste et si profonde qui vit au cœur de ce désert qu’à son simple contact, nous en ressortons entièrement remplis.
Issue de la noblesse russe, élevée dans l’orthodoxie, Catherine Doherty vit la Grande Guerre au front comme infirmière bénévole, l’exil durant la révolution bolchévique et la pauvreté extrême comme réfugiée. Femme de foi, elle promet sa vie à Dieu si elle survit à la tourmente. En 1919, elle est accueillie dans l’Église catholique. Plus tard, son œuvre concourt à l’unification de la spiritualité de l’Est chrétien, dont elle est héritière, avec celle du catholicisme romain, à l’image des « deux poumons » (Jean-Paul II, Ut unum sint, 1995.) de l’Église. De cela, pour le moment, elle ne sait rien.
«Lève-toi – va! Vends tout ce que tu possèdes.
Donne-le directement, personnellement aux pauvres.
Prends Ma croix (leur croix) et suis-moi;
Allant aux pauvres, étant pauvre,
tant un avec eux, un avec Moi.
Petit – sois toujours petit! Simple, pauvre, comme un enfant.
Prêche l’Évangile par ta vie – sans compromis!
Écoute l’Esprit. Il te conduira.
Fais les petites choses extrêmement bien par amour pour Moi.
Aime… Aime… Aime… sans compter le prix.
Va sur la place publique et reste avec Moi.
Prie, jeûne. Prie toujours, jeûne.
Sois caché. Sois une lumière pour les pas de ton prochain.
Va sans peur dans les profondeurs du cœur des hommes. Je serai avec toi.
Prie toujours. Je serai ton repos.»
« Le petit mandat est composé des mots que Catherine Doherty a cru recevoir de Jésus Christ au cours de sa vie apostolique. Cette “distillation de l’Évangile” est le cœur de la spiritualité de Madonna House » (traduction libre, Madonna House Apostolate)
Après avoir occupé différents emplois et refait fortune au Canada, elle reçoit l’appel de quitter et de donner tout ce qu’elle possède pour suivre le Christ. Elle se départit de ses biens et s’enfonce dans les quartiers les plus pauvres de Toronto pour servir les pauvres. Elle fonde là une première Maison de l’amitié, au service de la justice sociale, qui offre soupe populaire et enseignement catholique aux démunis. Accusée de sympathiser avec les communistes, elle est contrainte de fermer. Sensible aux combats de l’époque, elle ouvre une nouvelle Maison de l’amitié, à Harlem (New York) cette fois, dont le mandat s’inscrit plus particulièrement au sein des relations interraciales. Des conflits de valeurs la pousseront à partir, une fois de plus. À la fin des années 1940, Catherine Doherty ne vient donc pas à Combermere, en Ontario, pour fonder une nouvelle œuvre, mais pour se retirer et discerner la Parole de Dieu.
Ici, comme partout autour d’elle, la vie fleurit. Les gens viennent et y restent. Au fil des ans, une petite communauté se développe, avec la volonté ferme de vivre humblement, à l’image du Christ. À l’incitation de Mgr William J. Smith, l’évêque de Pembroke, en Ontario, Catherine fonde l’apostolat Madonna House, un nouveau mouvement laïc chrétien dont les membres consacrés font des vœux perpétuels de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Aujourd’hui, la communauté compte autour de 200 membres actifs, hommes et femmes laïques, ainsi que des prêtres, dans 18 maisons à travers le monde, sans compter le flux ininterrompu d’invités qui y séjournent, sur une base temporaire, plus ou moins longue.
Le vivre ensemble et le travail
Madonna House ouvre ses portes à tous ceux qui viennent y cogner. À Combermere, il serait toutefois plus juste d’appeler cette « maison » un village. Sur un terrain de quelques dizaines de kilomètres carrés, acquis par la grâce de Dieu au fil des ans, se trouvent aujourd’hui trois chapelles et une vingtaine de poustinias. Issues de la tradition orthodoxe russe, elles s’apparentent en premier lieu à une maison de retraite solitaire. À cela s’ajoutent une grande ferme avec des serres, des champs agricoles et du bétail, une forêt et plusieurs autres bâtiments abritant les salles à manger et les grandes cuisines communes, les dortoirs, le centre communautaire de formation, les ateliers de couture, de menuiserie, de poterie, d’artisanat et d’autres savoir-faire traditionnels.
On y trouve également une boutique – dont les profits servent à soutenir des missions étrangères –, un bureau de courrier interne, un service de buanderie, un garage pour machinerie lourde, de même que toutes les autres autres installations nécessaires à la vie de cette communauté on ne peut plus dynamique.
Ici, on dit oui : à la vie, aux défis, au travail, à la joie et à la perte, aux différences, à la solitude et à la fatigue. Oui, aussi, à l’appel et au discernement de la Parole à travers le brouhaha perpétuel de l’homme. « Les gens viennent parce qu’ils ont soif de Dieu, mais c’est lui qui les mène ici », m’explique-t-on. « Chacun trouve Madonna House à sa manière. Dieu œuvre pour que les cœurs l’entendent. »
Ce qui est propre à Madonna House, c’est que les invités, les candidats et les membres consacrés y font vie commune : ils mangent, prient et travaillent ensemble, sans distinction apparente, si ce n’est une croix portée au cou par ceux qui vouent leur vie au Christ d’une manière plus radicale. Au premier abord, la diversité est déconcertante : des gens de tous âges et tous horizons s’affairent à gauche, à droite, dans une forme d’agitation constante. On réalise rapidement, toutefois, qu’il y a quelque chose d’autre qui vit ici. Comme un ensemble organique et homogène, une entité fluide se meut à travers tous leurs corps. Leurs poumons respirent au même rythme et leurs mains travaillent dans une forme de lente coordination. Tous ces gens ne font qu’un.
Comme tous ceux qui vivent leur foi, ils rayonnent. Ils sont complets, doux, curieux et réservés à la fois, et toujours, toujours, à l’écoute. On nous rappelle que Dieu parle à travers chaque voix. À l’image du Christ, ils savent que « chacun est le fruit d’une pensée de Dieu, chacun est voulu, chacun est aimé, chacun est nécessaire » (Benoît XVI, Messe inaugurale du pontificat de Benoît XVI, 2005.). Une grande paix règne dans les yeux des membres de la communauté de Madonna House. Chacun est vu et aimé tout entier dans son unicité, ses différences et ses faiblesses. Leur regard guérit.
Tous les membres et les invités qui séjournent ici travaillent avec dévouement pour le bienêtre de la communauté. « Il y a beaucoup de bouches à nourrir », nous explique-t-on. Chacun doit mettre la main à la pâte. Mais il y a une double portée à ce travail acharné. « Avec le temps, le travail manuel reconstruit les âmes », poursuit Cristina. Originaire de Combermere, elle a toujours côtoyé Madonna House de près ou de loin. Aujourd’hui, elle est responsable de la formation des membres candidats. Elle revêt un sourire discret qui s’illumine chaque fois qu’elle nous parle de Dieu.
À l’exception des temps de prière et des repas communs, le reste de la journée est consacré au service. Après avoir scruté les besoins de la communauté, les membres responsables assignent des tâches précises à chaque nouvel arrivant, qui les remplit scrupuleusement jour après jour, jusqu’à ce que son service soit requis ailleurs. Certes, on ne fait pas toujours ce que l’on veut, mais on le fait néanmoins avec grand soin, pour le Seigneur. On coupe le bois, on brasse le lait, on frotte les betteraves et on lave le plancher, jusqu’à ce que le geste même devienne prière et nous vide de nous-mêmes pour mieux nous remplir que de Lui.
Poustinia et la prière du cœur
Les invités, qui viennent à Madonna House depuis les quatre coins du monde, y séjournent sur une base hebdomadaire, mais il arrive parfois que cela se prolonge : deux semaines, six mois, un an. Lorsqu’on décide de poser sa candidature pour devenir membre consacré, un long processus de formation et de discernement se met en place; il s’échelonne sur une période de neuf ans. Durant ce temps, les candidats prient, s’éduquent, écoutent et font plusieurs vœux temporaires avant de vouer définitivement leurs vies à l’apostolat.
Dans la vie de la communauté, la poustinia joue un rôle particulier. Tradition orthodoxe russe adaptée par Catherine Doherty, la poustinia est avant tout un endroit en retrait pour être seul avec Dieu. Ici, ce sont de toutes petites cabanes en bois rond où l’on se retire pour prier, jeuner et écouter la parole du Seigneur. Les traductions du mot poustinia s’entrecroisent, sans jamais tout à fait en cerner l’étendue: on parle souvent de désert, parfois de vide ou de grande solitude. Mais ce vide n’est qu’apparence, puisque le poustinik – celui qui habite la poustinia – s’abreuve continuellement du Seigneur. Par la prière et le recueillement, la poustinia est amenée à migrer tranquillement de l’espace physique à un espace intérieur, où l’on est continuellement avec Dieu. On parle alors de la poustinia du cœur.
Les membres de Madonna House vivent l’expérience de la poustinia de façons différentes. Certains en font une pratique régulière. Ils y retournent chaque semaine ou chaque mois. D’autres y habitent à temps plein, priant en solitude et en silence pendant trois jours, et servant la communauté d’une manière active le reste du temps. Pour eux, la prière est toujours vouée au service de la communauté. Ils ne sont pas en poustinia pour eux-mêmes, mais toujours pour les autres. Lorsqu’on vient cogner à sa porte, le poustinik laisse tout tomber pour se mettre à l’écoute.
Quand nous laissons durablement le Seigneur s’installer en nous, nous constatons que le temps semble s’étirer. Dans le silence, nous percevons, à nouveau, cette lenteur ambiante. « Dieu œuvre lentement. Quand on fait vite, on brise les choses », nous confie Steve, membre de la communauté depuis 35 ans. Originaire de Shawinigan, il vient d’abord ici pour apprendre l’anglais et se préparer au mariage et à la vie de famille. Dieu a décidé autrement.
Le cas de Steven n’est pas isolé. Nous rencontrons plusieurs des membres fondateurs de la communauté, aujourd’hui très âgés, qui ont voué leur existence à Madonna House. Mary Davis est l’une des premières à s’être jointe à Catherine Doherty, dans les tout débuts. Aujourd’hui, son dos est courbé et sa démarche fragile. Elle se déplace lentement, très lentement, en s’appuyant sur ses bâtons de marche.
Telle une prière vivante, tous les jours, elle parcourt les quelques centaines de mètres qui la séparent du sanctuaire pour y entretenir la flamme minuscule d’une veilleuse illuminant une icône de la Vierge. Au cœur de la forêt, tout près de la maison de Catherine, l’édicule est érigé en 1962 afin de soutenir la prière pour l’unité au sein des Églises d’Orient et d’Occident, à l’occasion du concile Vatican II.
Prière, prière, prière : elle est omniprésente au sein de l’apostolat. Qu’elle soit encadrée, peinte directement aux murs, chantée aux messes quotidiennes ou décelée sur les lèvres des adeptes en plein travail, elle constitue la spiritualité première de la communauté. C’est ainsi que tout se remplit de Dieu : il est appelé, loué, accueilli et déposé jusque dans les plus petits recoins de cette demeure, et bien que les formulations soient multiples, c’est la prière du cœur qui résonne particulièrement.
Autrement connue sous le nom de prière de Jésus, elle accompagne généralement les chrétiens du monde orthodoxe et repose sur la réitération du nom du Seigneur. Plusieurs variantes existent: « Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur » en est une. À travers la répétition ininterrompue, nous en venons à délaisser nos pensées, nos distractions et nos passions intérieures. Au sein de l’apostolat, la prière de Jésus devient une façon de garder le Bienaimé devant soi pendant qu’on le sert, à la cuisine autant qu’à la ferme, et dans l’ensemble des gestes accomplis au service de la communauté. C’est une façon de prier constamment qui permet d’unifier la vie. Tout devient prière, donc, lorsqu’on le fait par amour de son prochain.
Photos : Maxime Boisvert