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Et si nous vivions déjà dans un monde idéal?
J’ai récemment visionné le film Brave New World (v.f. Le Meilleur des Mondes), réalisé en 1998. Ce film est basé sur le roman du même nom, écrit en 1931 par Aldous Huxley, qui présente une vision dystopique* de ce que notre société pourrait devenir.
J’ai grandement apprécié la réalisation de ce film et je pense que, comme le roman, il pose une série de questions cruciales pour notre avenir. Voici quelques points saillants de la dystopie décrite par Huxley :
- Les enfants sont fabriqués dans des cuvettes plutôt qu’engendrés naturellement;
- Toutes les femmes sont stérilisées en permanence;
- La génétique est méticuleusement contrôlée afin que chacun se conforme à son rôle social;
- La famille n’existe plus; c’est le gouvernement qui veille à l’éducation des enfants;
- Le couple n’existe plus; l’amour est jugé égoïste et la promiscuité est un devoir social;
- Une drogue fournie par le gouvernement, le soma, permet de gérer toutes les angoisses;
- La mort est banalisée et le deuil est tabou.
En considérant l’ensemble de ces éléments, deux réflexions me sont spontanément venues à l’esprit. D’une part, notre société a clairement progressé dans le sens anticipé par Huxley. D’autre part, je vois mal en quoi la société décrite par Huxley serait une dystopie plutôt qu’une utopie si on admet les prémisses éthiques qui dominent la pensée moderne.
Si tous les critères de l’éthique visent ultimement le bienêtre personnel, il me semble que Huxley présente une société prospère, paisible et festive où ce bienêtre est effectivement maximisé.
Abordons les points un par un.
La procréation artificielle
Déjà, la procréation naturelle des enfants a cessé d’être une exigence de l’éthique. On conçoit des enfants dans des éprouvettes et on les développe dans le ventre de mères porteuses.
Parfois, le spermatozoïde et l’ovule utilisés pour la fécondation ne sont pas ceux des parents qui élèveront l’enfant. La procréation naturelle et la filiation biologique ne sont plus des conditions pour que la conception d’un enfant soit souhaitable.
À partir du moment où la procréation naturelle n’est plus une condition, pourquoi la procréation artificielle ne deviendrait-elle pas la norme? Ou encore, si nous pouvions avoir des enfants plus sains et mieux choisis par des moyens artificiels, pour quels motifs la procréation naturelle demeurerait-elle la norme humaine?
La stérilisation des femmes
La pilule anticonceptionnelle procure déjà des effets similaires à la stérilisation décrite par Huxley. La différence est que, aujourd’hui, les femmes cessent de l’utiliser lorsqu’elles souhaitent devenir enceintes. Mais est-ce que les femmes continueront à souhaiter devenir enceintes?
Si la procréation artificielle devient largement accessible et acceptée, est-ce qu’une grossesse naturelle demeurera désirable? La grossesse est une période d’inconfort et elle est un handicap pour la carrière; l’accouchement est une épreuve douloureuse et dangereuse.
Par ailleurs, la vigueur et le succès du mouvement pro-choix exposent à quel point une grossesse peut être considérée indésirable et même injuste. À terme, la grossesse sera peut-être une notion passéiste.
Le contrôle génétique
Rares sont les gens qui se réclament aujourd’hui de l’eugénisme puisque, depuis la Deuxième Guerre mondiale, celui-ci est associé au nazisme. Mais les idéaux eugénistes ne nous ont pas quittés; nous continuons à espérer un plus grand bonheur humain par le contrôle des gênes.
La plupart des fœtus trisomiques sont avortés. De nouvelles entreprises offrent de concevoir des enfants « à la carte », dont les caractéristiques sont conformes aux désirs des parents.
Les penseurs modernes dénoncent l’eugénisme dans l’esprit où celui-ci cause des souffrances aux gens, à l’image des nazis qui exterminaient les éléments indésirables. Mais si le contrôle génétique est utilisé afin d’augmenter le bonheur humain, en évitant une vie de souffrance à des enfants handicapés et en assurant que les enfants correspondent aux désirs de leurs parents, où est le mal?
Pourquoi ne pas aussi l’utiliser pour engendrer des gens qui seront toujours satisfaits de leur rôle social, plutôt que d’engendrer des masses de gens amers et déprimés parce que leurs attentes ne sont pas comblées?
L’abolition de la famille
La famille est un lieu d’inégalité radicale. Dépendamment de la famille au sein de laquelle on nait, nos chances de succès et de bonheur sont drastiquement différentes.
C’est pourquoi certains gouvernements bienveillants offrent des services de garde subventionnés, sans compensation équivalente pour les familles qui gardent leurs enfants à la maison. On ne veut pas que les enfants issus de familles dysfonctionnelles soient laissés aux seuls soins de leurs parents inadéquats, on incite donc les familles à confier leurs enfants à des éducateurs professionnels.
Mais si l’autonomie familiale n’a pas une valeur qui lui est propre, a-t-elle la moindre valeur que ce soit? Si on ne voit pas de bienfait inhérent à la structure familiale, pourquoi refuser d’autres bienfaits afin de la respecter?
Si, en abolissant la famille, on peut augmenter l’égalité entre les enfants et, plus important encore, augmenter le bonheur de tous les enfants en leur assurant une éducation optimale selon les standards les plus à jour, pourquoi nous en priver?
L’abolition du couple
La monogamie à vie est déjà largement abandonnée en Occident; un mariage qui dure toute la vie est devenu l’exception plutôt que la règle. La monogamie elle-même est remise en question avec l’avancement de relations alternatives telles que le polyamour.
Ainsi, le désir d’exclusivité est de plus en plus associé à la possessivité et à la jalousie: pas exactement les plus hauts idéaux. Si la liberté et la satisfaction des désirs sont les seules conditions du bonheur véritable, toutes les formes d’attachement peuvent devenir des obstacles au bonheur.
La drogue thérapeutique
Nous voyons déjà que les adultes consomment des antidépresseurs, et que les enfants consomment du Ritalin. Non pas de façon ciblée et limitée, mais de façon constante et massive. Lorsqu’on entend une critique dénoncer cette consommation de médicaments psychoactifs, c’est presque toujours en soulevant les conséquences des effets secondaires.
Si nous avions une drogue parfaite, sans effet secondaire, qui réduirait le stress et l’angoisse et la déprime, aurait-on une critique contre une consommation généralisée de cette drogue?
Mais si nous avions une drogue parfaite, une drogue sans effet secondaire, qui procurerait toutes sortes de bienfaits, qui réduirait le stress et l’angoisse et la déprime, aurait-on une critique contre une consommation généralisée de cette drogue?
Aucun effet négatif et maints bienfaits : le gouvernement pourrait même subventionner cette drogue pour la rendre accessible à tous.
La banalisation de la mort
La mort est certainement la cause de souffrance la plus inévitable. Notre propre mort suscite une angoisse en nous, et la mort de nos proches nous cause des tourments.
Puisqu’on ne peut pas éviter la mort, on ne peut que prendre des moyens pour réduire son importance et les souffrances qui y sont liées. On tente de la contrôler autant que possible.
Le suicide assisté n’est pas seulement une question technique, c’est une question de principe. Est-ce que la mort peut être désirable? Est-ce que la mort peut être un moyen pour atteindre une fin?
En légalisant le suicide assisté, nous avons répondu par la positive à ces questions. La mort perd ainsi son caractère fatal et sacré pour devenir un soin parmi d’autres afin de limiter la souffrance. À partir de ces nouvelles prémisses, nous pouvons aller beaucoup plus loin dans le remaniement de notre rapport à la mort.
Prophétie ou pente glissante?
Je devine que, à la lecture de cet article, certains d’entre vous ne croient pas que la dystopie décrite par Huxley risque vraiment de devenir une réalité. Peut-être voyez-vous un argument de la pente glissante plutôt qu’une prophétie sérieuse.
À l’époque où Huxley écrivait ce roman, plusieurs des changements aujourd’hui réalisés relevaient de la science-fiction.
Il faut se rappeler que, à l’époque où Huxley écrivait ce roman, plusieurs des changements aujourd’hui réalisés relevaient tout autant de la science-fiction. Bien peu de gens en 1931 auraient pu imaginer qu’en 2016, on allait voir la procréation artificielle, la contraception généralisée, l’avortement sélectif, la dissolution de la famille nucléaire, l’effondrement du mariage, la médication psychoactive des masses et le suicide assisté légal.
Une grande partie de la prophétie de Huxley s’est réalisée; ne négligeons pas la possibilité que cela se poursuive.
La société décrite par Huxley est une société de contrôle. On peut donc croire que notre société, qui priorise la liberté par-dessus tout, va dans le sens contraire. Mais le contrôle n’est pas forcément contraire à la liberté. La société décrite par Huxley contrôle les gens en formatant leurs désirs, et en les incitant ensuite à donner libre cours à tous leurs désirs. Si on envisage les choses ainsi, on y reconnait davantage la tendance de notre société.
Mais au-delà des doutes sur les probabilités que cette dystopie ne se réalise, je me demande pourquoi, selon les standards éthiques modernes, la société décrite par Huxley n’est-elle pas une utopie.
Quels sont les critères, quels sont les principes à partir desquels on peut faire valoir que cette société prospère, paisible et festive est malgré tout indésirable? Pourquoi le bienêtre qu’elle maximise ne serait-il pas un vrai bonheur?
Note :
* Une dystopie est une représentation pessimiste (souvent anticipée) d’une société qui empêche ses membres d’atteindre le bonheur.