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Chillax
Quand Douve, mon adjointe, m’a pour la première fois intimé cet ordre, j’ai dû lutter pour ne pas lui opposer un visage tout chiffonné de perplexité. Que voulait-elle me dire? Bien entendu, le texte ici ne suffit pas, il faudrait restituer le contexte, le ton de sa voix à la fois impérative et enjouée, son sourire malicieux où perçait la conscience de me troubler par une dernière invention du langage familier (informal) américain, et surtout vous peindre ma propre attitude, le froncement de mes sourcils et cette carrure de ma mâchoire qui avaient provoqué la mystérieuse parole.
Sur le moment, je l’avoue, à cause de mon entente française, décomposant le mot ignoré en deux autres connus, j’ai cru qu’elle invoquait une nouvelle marque de laxatifs. Avais-je donc l’air « constipé » ? Ou fallait-il trancher dans quelque nœud durci et brulant avec une « hache glaciale » (autre traduction possible) ? J’étais sur la voie. Je me suis efforcé d’arborer une mine détendue, Douve a paru satisfaite de cette réaction et nous sommes insensiblement passés à autre chose. C’était une approximation, je ne savais pas la signification exacte du terme.
« Pourquoi ne le lui avez-vous pas demandé, tout simplement? » me direz-vous. Hélas, le « tout simplement » reste plus facile à dire qu’à faire. Je suis son supérieur. Il faut à ses yeux que je garde mon flegme et paraisse toujours avisé. « Tu veux que je chillaxe? Aucun souci. Personne ne chillaxe comme moi… » Sitôt qu’elle eut le dos tourné, j’ai couru consulter mon Oxford English Dictionary.
La publicité (« The world’s most trusted dictionary ») n’est pas mensongère. J’ai trouvé l’entrée à la page 302. Origine: début du 21e siècle (hier, donc). Mélange (blend) de chill et relax. Bien. Je peux comprendre relax, mais comment interpréter chill? Dans le sillage de cool, probablement. Mon dictionnaire décrit toutefois une « désagréable sensation de froid dans l’atmosphère » et précise que chill someone veut dire « horrifier », voire « terrifier quelqu’un ».
Je me suis mis à prier pour mon adjointe, ce qui n’a rien arrangé. J’ai découvert dans la version anglaise du bréviaire, à l’heure de sexte, une hymne qui demande à l’Esprit Saint « que le chill de notre esprit et de notre cœur se réchauffe (warm up) ». Comment Douve pouvait-elle donc m’inviter à être chill, à me relaxer, qui pis est, dans la froidure qui contracte et fait frissonner?
Il est vrai qu’on peut souhaiter, à des jeunes particulièrement mous qui déclarent sans gêne avoir besoin de se détendre, la détente d’une bonne douche froide. Mais je ne crois pas être dans ce cas. Il y a bien le réchauffement climatique. L’un des grands enjeux internationaux est d’empêcher la température moyenne de la planète de monter encore. Chill devient alors une pertinente requête. Chillax demeure cependant ambigu. Il suppose à la fois la reconnaissance d’un excès de chaleur et l’appel à ne pas s’en inquiéter. Serait-ce donc une injonction « climatosceptique » ?
Je ne pouvais pas rester avec une si mauvaise opinion de mon adjointe. J’ai finalement trouvé la réponse. Dans le reniement de Pierre. Jean (18,18) nous dit que Pierre se tenait près du brasier parce qu’il faisait froid. Et qu’il s’y chauffait. Une femme aurait pu venir et lui commander:
— Chillax! Mieux vaut que tu frissonnes et que tu trouves la tranquillité en reconnaissant que tu es disciple du Galiléen, quitte à ce qu’on te crucifie avec lui.