
Y a du monde à kermesse!
Formé des mots néerlandais kerk et misse – littéralement «messe d’église» –, le nom «kermesse» désigne originellement une grande foire villageoise où la communauté célèbre le saint patron de sa paroisse. Bien qu’aujourd’hui cette fête soit généralement dégagée de sa filiation religieuse, sa dimension sacrée demeure centrale pour quelques-uns. Plongée dans le tourbillon d’une kermesse faite maison, où chaque année, petits, moyens et grands se laissent éduquer à l’art quasiment révolu de la fête communautaire.
Une dizaine de jeunes âgés de 14 à 17 ans, aidés par deux ou trois adultes, s’affairent joyeusement à la préparation de la traditionnelle kermesse de la Communauté du Chemin Neuf au Québec. Ils sont à l’origine de presque tout, de la conception jusqu’à l’animation, en passant par la construction. Tout ça pour faire plaisir à la trentaine d’enfants et aux quelque 80 adultes qui se rassemblent chaque année pour une semaine communautaire à la Maison Val-de-Paix de Rawdon.
Du cœur à l’ouvrage
On n’en est qu’aux préparatifs, mais déjà, c’est la cohue. On extirpe du fin fond du hangar ce qui pourrait faire l’affaire: balles, poches, ballons, filets, cordes, gobelets, ficelles, sifflets, bassines, peinture et cartons. Les bras pleins, on étale tout ça par terre sous les grands pins. L’ombre est prisée en cette journée de juillet suffocante.
On récupère et rafistole quelques jeux d’adresse de l’été dernier. L’affaire de quelques clous. Un groupe installe le jeu de washer, un autre dessine le parcours d’avions en papier. On s’éparpille aux quatre coins du terrain.
La météo annonce des orages… Quel saint faut-il implorer déjà pour empêcher la pluie? Jacques le Majeur? Ce «fils du tonnerre»? On rigole. On cloue. On calcule. On découpe. Là-bas, tout au fond, on installe le stand à bonbons. C’est là qu’on échangera nos coupons si vaillamment remportés au cours des épreuves. Barbe à papa à saveur de bleuet, grappes d’anneaux sucrés à la pêche, sacs de Sour Patch Kids ou de Mini framboises, brochettes d’oursons en gelée, bouquets de réglisses, gobelets de caramels ou de fraises à la guimauve… Y a pas que les ados qui salivent!
- Photo : Ioana Bezman
- Photo : Ioana Bezman
Jouer, c'est sérieux
Arrive l’heure de la kermesse. Les préparatifs sont terminés. La musique est à fond. On vient de poser la dernière décoration… et voilà la tempête qui gronde et qui s’en vient. On remballe le tout, on rentre à toute vitesse. Ça tombe comme des clous. On ne se laisse pas décourager. L’imprévu fait partie de la fête. Trente minutes plus tard, le temps de tout réinstaller, on lance les activités comme si de rien n’était.
Certains enfants, de huit ou dix ans, préfèrent animer les jeux avec les ados plutôt que de se joindre à une équipe et compétitionner. Matéo aime «patenter des jeux», comme il dit, mais il aime davantage voir sa mère manquer son coup aux quilles. On se rend vite compte que le plaisir des enfants, c’est de faire jouer les parents.
«J’entre dans le jeu et j’oublie le sérieux de la vie. Ça me rapproche de mes enfants, mais aussi de toute la communauté. Quand on joue, on sort de soi, on ne se regarde pas, on se laisse aller. On montre un côté de soi souvent inconnu. J’ignorais que mon amie Sylvianne était si compétitive! Et j’étais un peu gênée d’avoir été si mauvaise perdante tout à l’heure», laisse tomber humblement cette maman qui avoue pourtant ne «pas aimer jouer» habituellement.
Fêter pour vrai
Dans cette semaine un peu spéciale, c’est la journée entière du jeudi qui est consacrée à la fête. Le tout débute par une messe, suivie d’un barbecue en plein air, du service de la vaisselle, de la kermesse, des danses et des jeux de groupe. Les festivités sont couronnées par un souper aux allures de banquet.
Mais ce n’est pas tout de voir aux préparatifs des réjouissances. Ce n’est pas tout de construire de ses mains ces stands à friandises et ces parcours d’avions. Ce n’est pas tout d’animer des danses et des jeux. Avant tout cela, on met autant de soin à préparer l’état des âmes, pour dire ainsi les choses.
La veille de la kermesse, l’atmosphère est tout autre. Le mercredi, c’est jour de réconciliation. Chaque adulte est invité à faire une démarche de pardon envers un autre membre de la communauté et, s’il le veut, à recevoir le sacrement de la miséricorde. Les enfants, de leur côté, sont invités à vivre une expérience similaire.
Ça fait partie du jeu? C’est pédagogique? «On peut dire que c’est pédagogique, oui, répond Claude, grand-père plusieurs fois et membre de la communauté depuis belle lurette. Mais je pense que c’est juste… logique! Comment peut-on sincèrement et honnêtement faire la fête tous ensemble si, au préalable, on ne s’est pas demandé pardon les uns les autres? Fêter, c’est bien beau, mais comment fêter en vérité si on a le cœur lourd et rempli de regrets? Si on en veut à tel frère avec qui on a bossé toute l’année, et qui nous a blessés?» C’est comme dans un couple. Difficile de fêter sans d’abord se réconcilier.
- Photo : Ioana Bezman
- Photo : Ioana Bezman
On ne partage pas que les jeux, les forces et les talents, mais aussi les larmes, les faiblesses et les limites. C’est la pratique concrète de la vie chrétienne: «Confessez donc vos péchés les uns aux autres et priez les uns pour les autres, afin que vous soyez guéris» (Jc 5,16).
Dans cette communauté, la fête est «une nourriture, un signe de résurrection, un ressourcement pour tous, du plus petit jusqu’au plus âgé» (Constitutions de la Communauté du Chemin Neuf, 2022). Éduquer à l’art de la fête, c’est peut-être, d’abord et avant tout, éduquer au pardon.