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Mélanie Grenier

Dépistage prénatal: vers un nouvel eugénisme au Québec?

Entre 2010 et 2013, le gouvernement du Québec déploie un programme universel de dépistage prénatal de la trisomie 21 (PQDPT21). Le rapport des consultations menées en amont de l’implantation de ce programme soulève pourtant de vives inquiétudes, notamment en ce qui a trait au risque de dérives eugéniques (sélection génétique à l’échelle d’une population). Pour éviter cet écueil, le PQDPT21 prévoit porter une attention particulière au respect du consentement libre et éclairé des parents dans le processus de décision à la suite d’un diagnostic prénatal positif. Quinze ans plus tard, où en sommes-nous? Pour faire l’état des lieux, nous avons interrogé plusieurs intervenants en soins périnataux et des couples qui ont participé au programme de dépistage.

Carmen et Juan ont déjà deux enfants quand ils apprennent qu’ils en attendent un troisième. À l’échographie de datation, autour de la douzième semaine de grossesse, le personnel détecte une anomalie de la clarté nucale, un indicateur potentiel de trisomie 21.

On offre alors au couple de poursuivre l’investigation en envoyant une prise de sang dans un laboratoire californien pour avoir le cœur net. Malgré des couts de plus de 700$, les deux parents privilégient cette procédure, efficace à 99%. L’autre option aurait été de procéder à une amniocentèse, une ponction intra-utérine du liquide amniotique qui comporte un risque de décès fœtal dans environ un cas sur 300.

«Le généticien voulait nous convaincre de faire l’amniocentèse pour savoir si le bébé présentait d’autres problèmes génétiques ou s’il serait dans un état végétatif, mais on a dit non, car il y avait un risque de perdre notre bébé et parce que de toute façon on allait le prendre comme il venait», déclare Carmen.

Pendant la semaine d’attente du résultat de la prise de sang, elle et son mari prennent le temps de discuter de ce qui s’en vient pour eux et pour leur bébé. «Que le test soit positif ou négatif, on continuait la grossesse et on était sûrs de notre décision», répète la mère de famille.

Le résultat s’avère positif. Le couple est convoqué rapidement dans le bureau du généticien de l’hôpital.

  • Mélanie Grenier

«Comme s’il voulait nous persuader»

Ana Cecilia, d’origine péruvienne, a 39 ans lorsqu’elle devient enceinte de son quatrième enfant, en 2017. Les résultats d’une prise de sang à environ 18 semaines de grossesse, combinés à son âge déjà avancé, inquiètent le personnel médical. Craignant une trisomie 18 ou 21, la médecin d’Ana Cecilia insiste pour qu’elle fasse une amniocentèse, ce qu’elle décline.

«Je pense que vous ne me comprenez pas bien. Peut-être que votre français n’est pas assez bon?» Ana Cecilia répond à sa médecin qu’elle comprend très bien ce qui lui est expliqué. Elle se fait offrir aussi d’interrompre sa grossesse, compte tenu des risques de malformation dus à son âge. Comme pour l’amniocentèse, Ana Cecilia refuse.

Lorsque, pour leur part, Juan et Carmen annoncent au généticien leur décision de garder le bébé, il les regarde d’un air étonné et leur offre plus de temps pour réfléchir, afin d’être vraiment certains.

«On a dit qu’on n’avait pas besoin de réfléchir davantage, mais il a insisté pour qu’on se rencontre une semaine plus tard», raconte Carmen. «Il nous a dit qu’on allait recevoir un appel de sa secrétaire au cours de la semaine pour obtenir plus d’informations, ce qu’elle a fait. Elle nous a redemandé si on avait réfléchi à notre décision, si on avait changé d’idée et si on savait que la trisomie venait avec beaucoup de complications. Puis, elle nous a à nouveau proposé l’amniocentèse. On a encore dit non.»

La pression sur les deux parents augmente lorsqu’ils rencontrent le généticien une semaine plus tard et réitèrent leur décision. Les scénarios négatifs de la trisomie se succèdent les uns après les autres au point où Juan pense que le médecin exagère: «problèmes cardiaques, complications de santé, difficulté à se nourrir». Aucun scénario positif n’est avancé.

«Ils nous donnaient beaucoup d’informations, comme s’ils voulaient nous persuader», explique Juan. «Après avoir discuté avec d’autres médecins, j’ai compris que c’est ce qu’ils font tous», ajoute-t-il.  

«On nous a dit qu’on allait passer toute notre vie à l’hôpital», renchérit Carmen. «On s’est fait dire qu’on était égoïstes de vouloir garder l’enfant puisqu’il allait souffrir.»

«L’assistante a dit que si on changeait d’idée, c’était correct, qu’on pouvait faire l’interruption de grossesse le jour même et que ça resterait entre nous quatre, que personne ne serait au courant», confie la quarantenaire. «Elle a assuré qu’elle faisait ça tous les jours, que ce n’était pas anormal de faire ça et que toutes les femmes acceptaient d’interrompre la grossesse quand on leur proposait. On a répondu que l’on continuait et ils ont dit quelque chose comme "d’accord, on n’insistera pas".»

Une forme d’eugénisme?

«Le processus de dépistage – par son côté systématique, financé et encouragé – légitime le fait que l’interruption de grossesse est la voie la plus acceptable socialement.» C’est ce que nous répond Antoine Payot, médecin et directeur de l’Unité d’éthique clinique du CHU Sainte-Justine, lorsque nous lui demandons par courriel comment la situation a évolué dans les dernières années.

Dans une présentation faite en 2018 au Réseau québécois de recherche en soins palliatifs et de fin de vie (RQSPAL), le docteur Payot se demandait «si on n’est pas juste en train de se réfugier derrière l’autonomie des patientes, et que finalement, le projet global du diagnostic systématique et cette forte propension du système à intervenir [en faveur de] l’interruption de grossesse n’est pas aussi une forme d’eugénisme».

Le consentement libre et éclairé constitue la clé de voute de l’autonomie et de la responsabilité des patients.

Pour que le consentement soit libre, selon Sophie Roy, doctorante en santé publique et communautaire et membre de l'Institut d'éthique appliquée de l'Université Laval: 1) le patient doit prendre le temps qu’il lui faut, ne pas sentir de pression et ne pas être en choc émotionnel au moment de la prise de décision; 2) toutes les options doivent être offertes au patient, de façon neutre.

Pour que le consentement soit éclairé: 1) la personne doit recevoir des informations qui soient pertinentes et les plus complètes possibles, c’est-à-dire des informations autant médicales qu’expérimentales de gens vivant avec une personne porteuse de l’anomalie en question; 2) et le personnel de santé doit s’assurer que les informations soient comprises et assimilées par le patient qui est souvent en choc émotionnel.

«On aimerait que la personne qui [donne] l’information soit un expert désintéressé, affirme le docteur Payot. Mais en fait, il y a une pression quand même forte qui fait qu’on a déjà une certaine crainte, chez les obstétricien, de laisser naitre un enfant avec une pathologie sévère.»

À ce sujet, une enquête menée par ce dernier auprès de 400 médecins québécois spécialisés en pédiatrie et en obstétrique dévoilait que les trois quarts d’entre eux estiment que leurs propres opinions influencent leurs patientes dans la prise de décision d’une interruption médicale de grossesse (IMG) en cas d’anomalie fœtale.

Chez le premier groupe, les pédiatres travaillant en néonatalogie, les soins sont orientés vers l’intérêt de l’enfant. L’étude a démontré qu’ils seraient sensiblement moins enclins à proposer une IMG à une patiente dont le fœtus reçoit un diagnostic d’anomalie compatible à la vie – spina bifida ou trisomie 21, par exemple – que leurs collègues dont le rôle consiste à traiter la mère – les obstétriciens, par exemple.

Or, ces pédiatres ne sont que trop rarement rencontrés par les parents – ce qu’ont confirmé trois mères interrogées pour les fins de ce reportage – au moment de la prise de décision quant à l’issue d’une grossesse anormale. Ces médecins pédiatres sont pourtant les plus à même de conseiller clairement les parents sur la tournure que prendra leur vie et celle de leur enfant.

Vraiment libre et éclairé?

Lorsqu’on lit le programme de dépistage prénatal de la trisomie 21, comme les autres programmes de dépistage d’ailleurs, ce dernier semble accorder une importance capitale au consentement libre et éclairé des patientes qui y participent.

Pour veiller au consentement des patientes, le PQDPT21 prévoit s’assurer «que le test de dépistage soit offert sur une base volontaire et qu’il ne soit pas prescrit de manière systématique; que toute l’information nécessaire à la prise de décision ait été transmise […] et de prendre le temps de discuter avec les femmes enceintes et les couples des implications nécessaires et des options qui leur sont offertes».

En 2015, soit cinq ans après le début de l’implantation du PQDPT21, un comité d’évaluation du programme a produit un rapport au terme duquel on recommandait «d’évaluer, au moyen d’un sondage de satisfaction, le consentement libre et éclairé des femmes enceintes, la qualité de l’information transmise à ces femmes et la compréhension de cette information».

Au moment d’écrire ces lignes, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) n’a toujours pas répondu à nos demandes d’information au sujet de l’évaluation du consentement des femmes dans ce programme aujourd’hui offert systématiquement. À notre connaissance, aucun autre rapport de ce type n’a été publié depuis dix ans.

Nous avons également tenté d’obtenir, en vain, des données auprès du MSSS et de l’Institut de la statistique du Québec sur l’évolution du nombre de naissances vivantes d’enfants porteurs de la trisomie 21 depuis l’implantation du PQDPT21. Les associations et les groupes de défense, tels que Vivre Grand, la Société québécoise de la déficience intellectuelle et le Regroupement pour la Trisomie 21 n’ont, eux non plus, aucune donnée en main.

De telles données nous permettraient pourtant de mesurer l’impact collectif d’un système de dépistage universel et, de ce fait, d’évaluer si le risque d’eugénisme s’est matérialisé au cours des quinze dernières années.

«Je pense que donner la vie à une enfant trisomique, c’est une chance et une opportunité.» 

Carmen

Décision prise à la hâte

Plusieurs intervenants en périnatalité ont demandé l’anonymat au cours de nos recherches. L’une d’elles, que nous appellerons Véronique, travaille auprès de couples endeuillés à la suite d’un arrêt de grossesse pour des raisons d’anomalie du fœtus. Selon elle, les parents arrivent dans son bureau «démolis, sous le choc», notamment parce que ce qu’ils viennent de vivre s’est déroulé en quelques jours, voire quelques heures.

«J’entends souvent les parents dire: “Ils m’ont donné des informations que je n’ai pas encore comprises, et maintenant je n’ai plus de bébé… Qu’est-ce qui vient de se passer?”», témoigne Véronique.

Dans les cas d’anomalies compatibles avec la vie, la prise de décision expéditive ne semble pas justifiée autrement que par la commodité de l’intervention. Il nous apparait donc étonnant que l’option systématiquement privilégiée soit une IMG pratiquée rapidement après le dépistage de l’anomalie. En effet, le témoignage de Véronique, combiné à celui des femmes interrogées pour ce reportage, fait même état d’une décision prise à la hâte.

De même, dans les cas d’anomalies fœtales létales, la possibilité de poursuivre la grossesse jusqu’à son terme naturel et d’offrir des soins palliatifs pour traiter la souffrance du bébé qui nait avec une anomalie incompatible avec la vie semble généralement sous-évaluée. D’ailleurs, une étude publiée dans Prenatal Diagnosis révélait qu’à long terme, les femmes qui déclinent l’IMG présentent un degré moins élevé de dépression.

Des voies alternatives

Le 30 octobre 2017, le fils d’Ana Cecilia voit le jour. Il n’est pas porteur de la trisomie. Il a aujourd’hui sept ans et poursuit un parcours scolaire normal. Sans surprise, ses parents se réjouissent de ne pas avoir cédé aux pressions du personnel médical.

Pour sa part, Carmen met au monde une petite fille trisomique qui a aujourd’hui trois ans. «Elle est en santé, elle va bien, elle va à son rythme dans son développement. Notre fille n’est pas née avec des problèmes de santé, comme certains enfants trisomiques. Elle a des suivis avec ergothérapeute et orthophoniste toutes les deux semaines, car elle avait un léger retard de langage, mais ça va mieux maintenant.

«Je pense que donner la vie à une enfant trisomique, c’est une chance et une opportunité, il n’y en a pas beaucoup dans la société. C’est une occasion de montrer à la société qu’elle peut courir, sourire, étudier et bien grandir, comme un autre enfant. On peut montrer que ce n’est pas aussi terrible que ce qu’on dit. Pour nous, c’est une enfant normale, une bénédiction.»

Le PQDPT21 semble incapable d’offrir des garanties quant au consentement libre et éclairé des femmes auxquelles il s’adresse. L’absence de données concernant l’issue des grossesses dépistées et le processus décisionnel qui s’y rapporte soulève de graves inquiétudes.

Même si les intentions eugéniques du PQDPT21 ne sont pas explicitées, ses effets implicites contribuent à une marginalisation et à une dévalorisation accrues des personnes porteuses de la trisomie.

Dans une société qui se veut inclusive et accueillante envers la différence comme le Québec, il nous apparait essentiel et urgent de déployer un contrôle de la qualité du PQDPT21 – plutôt qu’un contrôle de la «qualité» de la population –⁠, de ses buts réels et de ses conséquences dans la vie des femmes, des familles et de toute la société québécoise.

Frédérique Bérubé
Frédérique Bérubé

Diplômée au baccalauréat en communication publique et à la maîtrise en journalisme international, Frédérique est passionnée de voyages, de rencontres humaines et, bien sûr, d’écriture. À travers ses reportages, elle souhaite partager des histoires inspirantes et transformantes!

Antoine Malenfant
Antoine Malenfant

Animateur de l’émission On n’est pas du monde et directeur des contenus, Antoine Malenfant est au Verbe médias depuis 2013. Diplômé en sociologie et en langues modernes, il carbure aux rencontres fortuites, aux affrontements idéologiques et aux récits bien ficelés.