
Un Noël bleu ciel
Jour de l’An. À l’aube de cette nouvelle année, nous partons pour un grand voyage sur la Côte-Nord. Les enfants font la course dans le salon pendant que nous chargeons la voiture. Ça crie de joie, ça se chamaille un peu, aussi. On choisit les derniers jeux pour le trajet, on fait le plein de collations, et hop! c’est parti pour l’aventure. C’est la première fois que nous partons en mission pour Le Verbe en format familial. Direction: Baie-Comeau, l’Auberge du Roc, foyer central de la Famille Myriam Beth’léhem.
La route est longue. Nous arrêtons, souvent. Nous sommes heureux d’être ensemble, même si nous ne savons pas trop ce que nous allons vivre, ni comment. Dans Charlevoix, il y a tempête. Il pleut, il neige, on ne sait plus. Il y a visibilité zéro. En arrière, ça crie de peur, cette fois. Nous faisons escale pour la nuit. Les enfants sautent sur le lit et nous réalisons que ce sera un tout autre genre de séjour.
Nous arrivons durant la semaine de ressourcement de la communauté. Nous sommes les seuls amis externes. Les membres des maisons du Québec et du Canada se réunissent pour vivre un moment de prière et de formation. C’est un grand privilège d’assister à ce rassemblement. Une trentaine de membres sont habituellement présents. Il y en a maintenant plus du double. C’est jeudi, et aujourd’hui, on célèbre Haïti. Soir de célébration, dans une journée de célébration, dans une semaine de célébration, dans une vie partagée de célébration. On chante en créole. Il se prépare une grande fête pour samedi.
Nos enfants sont bruyants, mais on nous aime déjà, on nous désire là. On nous accueille comme si on nous attendait depuis toujours. On vient à notre rencontre, on se raconte. Encore et encore. On ne dérange pas. Tout de suite, on prend les enfants dans les bras. Les visages s’enchainent, ma tête tourne; ils sont tous si beaux. C’est la joie qui leur fait cela. On nous installe à l’accueil, un grand espace chaleureux. Il y a une balançoire, les enfants sont heureux. C’est ici que nous passerons les trois prochains jours, et c’est de cet endroit précis que nous regarderons la Famille Myriam œuvrer à guérir les cœurs, tranquillement.
Dans les années 1950, tout Baie-Comois respectable, et parfois moins respectable, passait par l’Auberge du Roc. Il y avait au total sept bars, une salle à manger, des chambres et de petits motels. C’était la place, littéralement bâtie sur le roc. Mais le vieil hôtel a fait faillite. On a voulu s’en départir, et c’est aujourd’hui la Famille Myriam qui donne aux lieux une seconde vie.
En plein centre de l’énorme construction labyrinthique se trouve le gigantesque rocher qui lui a donné son nom. C’est là que la Famille Myriam a construit son autel. On y décèle une force infinie. Comme si, en transformant l’espace, on l’a incarné jusqu’à en devenir l’essence. C’est ce qu’elle fait, Myriam: transformer par la force de sa joie, immense, par son regard attentif et par la douceur de son accueil, grand et libre.
Communauté nouvelle fondée par sœur Jeanne Bizier en 1979 selon l’inspiration du concile Vatican II, la Famille Myriam Beth’léhem est aujourd’hui présente dans plus d’une dizaine de pays. Elle réunit des consacrés autour d’une spiritualité marquée par la formation chrétienne, l’expérience de la providence et la redécouverte des grâces du baptême. L’Auberge du Roc, son foyer central depuis la fondation, est un lieu privilégié de ressourcement et d’apprentissage.
Photo: Maxime Boisvert
Les fondements de la communauté sont déconcertants par leur simplicité. Myriam est une famille heureuse, et c’est à travers cette structure de l’être-ensemble que tout est amené à l’existence. On fait famille avec ceux qui ont reçu le baptême et ceux qui l’ont renouvelé en devenant membres consacrés, et aussi avec ceux qui le cherchent, avec les désorientés, les orphelins et les perdus.
La famille, on la souhaite, on la découvre, on la construit, on la répare aussi, on la réfléchit et on l’aime telle qu’elle est. La Famille Myriam est, tout simplement, et c’est là qu’elle puise tout son pouvoir d’évangélisation. C’est à travers la famille qu’on se fait naitre les uns aux autres et à ce que nous sommes vraiment. La famille inspire par contact et agit en soutien.
Myriam est grande, tellement grande, et nous sommes si petits. Les voix se multiplient, elles s’agitent, s’entrecoupent. J’ai l’impression de fondre, comme si tous ces gens, dans cet ordre très précis, agissaient tel un filtre. Qu’est-ce que je garde, qu’est-ce que je donne? Qu’est-ce que j’oublie? Qu’est-ce qu’il reste de tout cela, aussi? Ce dialogue de dualité entre l’intérieur et l’extérieur, entre moi et l’autre, entre l’essentiel et le futile, est constant chez Myriam. C’est là, dans cet espace liminaire, fragile, en constante négociation, qu’on touche à Dieu, au contact, précieux, de l’autre. Je réalise que chaque dialogue, chaque échange et chaque partage, aussi insignifiant qu’il puisse paraitre, est une forme de prière, une voix en mutation.
Photo: Maxime Boisvert
Photo: Maxime Boisvert
On cisèle et on travaille nos paroles pour mieux les donner au Seigneur. On prie ensemble, on chante ensemble, on mange ensemble, on est parfois en silence ensemble. À la Famille Myriam, la parole est discernée à force de se répéter, de se heurter jusqu’à s’entremêler. Durant l’oraison communautaire, par exemple, les membres partagent des prières spontanées à haute voix: des prières adressées au Seigneur, des paroles d’adoration, exclamées en communauté. Chaque parole en fait jaillir une autre et la prière se construit ainsi, en prenant appui sur son prochain, tous cœurs tournés vers la lumière du Seigneur.
Myriam est pilier au sein des communautés élargies et cherche à répondre humblement mais promptement aux besoins qui émergent et changent constamment. En plus d’être un lieu de ressourcement spirituel ouvert à tous, elle offre de nombreux services, sous différentes formes: des formations et des lectures, des célébrations communautaires, des pièces de théâtre, des défis-jeunesse pour petits et grands enfants, des semaines de retraite en famille ou pas, des conseils matrimoniaux, des œuvres chez les communautés autochtones, des messages-lumière par téléphone, des capsules vidéos d’accompagnement, et j’en passe, le tout dans une inépuisable sollicitude. Lorsqu’on appelle, la Famille Myriam répond.
«C’est ce qu’elle fait, Myriam: transformer par la force de sa joie, immense, par son regard attentif et par la douceur de son accueil, grand et libre.»
La Famille Myriam est avant tout une école. On apprend à appartenir à Dieu, totalement. On apprend aussi à voir avec des lunettes de foi et avec les yeux du Seigneur. À travers une relation vivante, on cherche à comprendre ce qu’il nous dit. Ces apprentissages s’adressent à tous. Ils passent entre autres par le théâtre. On met en scène des moments bibliques, ou encore des personnages, par exemple. Beaucoup d’efforts sont investis dans la réalisation de décors, l’écriture de scénarios. Tout doit être à point pour le Seigneur.
Durant notre séjour, on observe avec stupéfaction la transformation des espaces. En quelques heures à peine, les pôles s’inversent, le salon devient salle à manger, on se retourne et l’on se revire, on se réinvente dans le mouvement. Tout est en changement, avec pour seule direction la découverte, toujours plus grande, du Seigneur.
Le téléphone sonne sans cesse. En tout temps, un membre siège à l’accueil. Durant la messe, on s’assoit tout près de la porte, on est à l’écoute. On ne laisse personne dans le besoin. On appelle pour toutes sortes de raisons. On sent la fébrilité des voix. On évite les conseils précis. On cherche à mettre sur une piste, sans jamais trop décider pour l’autre. On accompagne vers le discernement. On ramène à la prière, qu’on enseigne à distance, et l’on incite à parler au Seigneur, à inviter Jésus dans nos vies et au cœur de nos conflits. On lui demande de défaire les nœuds, de ramener la paix.
De notre point de vue central, on admire la lente chorégraphie de la communauté. Tel un pendule, elle se déplace d’un coin de l’auberge à l’autre. Courant à gauche, à droite, s’affairant à préparer cela, à aider un tel, chaque petit frère et chaque petite sœur œuvre pour l’harmonie. Leur mouvement nous habite, doucement, et il ouvre de plus en plus de place, intérieurement.
Du climat de confiance mutuelle, la célébration surgit naturellement. On célèbre le silence intérieur. On célèbre les repas faits avec amour. On célèbre le regard heureux, les grâces reçues. On célèbre la chaleur du service, du souci et de l’amour. Quel bonheur de permettre à nos enfants de vivre cela aussi: voir la vie simple, le commun heureux, des gens près les uns des autres, interconnectés, interdépendants, sans crainte, les cœurs désarmés. C’est que la joie guérit. La joie d’aimer le Seigneur et d’être aimé par lui d’un amour profond et englobant.
Photo: Maxime Boisvert
Photo: Maxime Boisvert
Se rendre chez la Famille Myriam, c’est aussi faire un long trajet intérieur, silencieux et solitaire, pour arriver au cœur même de l’existence. C’est se rendre compte qu’on est toujours en chemin, qu’on hésite, qu’on s’éloigne parfois, aussi. La Famille Myriam, c’est la paix qu’on ressent lorsqu’on ferme les yeux, au creux de la forêt, l’hiver. C’est l’immobilité totale dans le brouhaha du quotidien. C’est la paix du cœur qui œuvre pour le Seigneur.
La Famille Myriam, c’est une force tranquille, qui s’adapte à tout. Elle est en constante mutation et, de ce fait, solide, elle est l’union des singularités. La peur, l’angoisse, le doute transformés par la force du collectif. Je les regarde, je nous regarde aussi, et je me dis que c’est ce qu’elle fait, la famille, après tout: petite ou grande, elle (se) transforme, (s’) adapte et (se) modifie, dans une mouvance lente, subtile et organique, parfois presque inaperçue.
La famille est cet organisme vivant, infuse du souffle divin. Elle façonne avec amour et guérit.




