
Prendre la joie à bras-le-corps
Bouger, faire des rencontres, chasser les tracas l’espace d’un moment festif: il y a toutes sortes de raisons pour danser le swing. Née au tournant des années trente, cette forme de danse connait un renouveau vers la fin des années 1990 et au début des années 2000, comptant aujourd’hui encore de nombreux adeptes, dont plusieurs parmi les chrétiens. Le Verbe a voulu s’immiscer dans cet univers où l’on célèbre dans la joie le mouvement et l’esprit de communion.
C’est un jeudi soir comme les autres aux Salons d’Edgar sur la rue Saint-Vallier Est à Québec. Les tables sont rangées pour laisser la place aux danseurs. Comme toutes les semaines, c’est l’occasion pour la communauté swing de la ville de se rassembler au son des classiques. Sing, Sing, Sing (With a Swing), Just a Gigolo, Blue Moon: on reconnait des airs qui donnent l’élan depuis des générations. L’endroit se remplit rapidement, et l’on a vite fait d’être quelque peu étourdi par les mouvements des participants.
Que ce soit le jive, le lindy hop ou le west coast swing, les styles de danse se mélangent dans une joyeuse frénésie. Pas un seul visage qui ne soit fendu d’un sourire. La joie est palpable, contagieuse. La température augmente, le plancher de bois vibre sous l’effet des pas synchronisés et du bounce collectif, l’ambiance est à son comble. Mais que se cache-t-il derrière toute cette agitation?
- Photo : Marie Laliberté/Le Verbe
Vecteur de bonheur
Virginy Duval danse depuis qu’elle est toute jeune, mais lorsqu’elle a découvert le swing il y a une dizaine d’années, c’est tout un monde qui s’est ouvert devant elle. «C’est un vrai vecteur de bonheur. Ça permet de se laisser aller, d’oublier toutes les conventions d’une société trop stricte.» En effet, à regarder les jeunes et les moins jeunes se faire aller sur le plancher de danse, on voit tout le sentiment de liberté qui se dégage des différents mouvements. Il y a une sorte de retour à l’enfance qui s’effectue et qui permet une véritable «expression de soi». Celle qui participait avec son frère à l’ouverture de la Cabane à Swing à Saint-Georges de Beauce en 2013 fait d’ailleurs remarquer qu’«on danse bien avant d’apprendre à marcher!»
Pour Michael, un touriste de la Caroline du Nord venu s’esquinter les pieds aux Salons, il s’agit de retrouver «le plaisir de jouer, le sens du jeu» que l’on a tendance à perdre à l’âge adulte. Mais pour arriver à cette spontanéité, il faut apprendre à maitriser des codes et une technique, fait remarquer Jasmin Hains, animateur et coach de swing investi dans la danse depuis maintenant 18 ans. «Le swing, c’est une langue, un langage avec ses codes.» Les séries de pas et les différents rythmes doivent être assimilés jusqu’à un certain point. «Mais avec le même vocabulaire, on arrive à raconter toutes sortes de choses!» nous dit Michael. Seulement, apprendre à parler est une chose; improviser devant public en est une autre. «Se rendre aux balbutiements de l’improvisation, ça prend quand même du temps», renchérit Jasmin.
Cet aspect inventif donne lieu à des créations uniques, qui ne durent que le temps d’une danse et ne sauraient être reproduites. Chaque couple a sa propre manière d’être traversé par la musique et inspiré dans l’instant pour faire émerger une performance spontanée. Comme spectateur, il est difficile de croire que rien n’est chorégraphié d’avance. Pour Doriane, qui danse depuis 2010 et participe aux soirées organisées dans le sous-sol de l’église Saint-Thomas-d’Aquin à Québec, il s’agit d’une «conversation à trois: les deux participants et la musique. C’est n’est pas juste danser sur la musique, mais avec la musique».
- Photo : Marie Laliberté/Le Verbe
Dialoguer au-delà des mots
Pascal Morel, qui danse depuis 2019, évoque lui aussi l’analogie avec la langue et insiste pour dire que le swing est un véritable moyen d’entrer en communication avec l’autre. «Je danse principalement pour dialoguer. C’est une autre manière pour moi de communiquer, au-delà des mots. Au-delà même de l’expression faciale, le mouvement est aussi selon moi une manière d’apprendre à connaitre quelqu’un et de se raconter des histoires, qui sont différentes d’une danse à l’autre.»
L’importance de la rencontre se reflète aussi dans l’esprit de communauté qui anime les troupes et les groupes d’élèves des écoles de swing. Pascal fait remarquer qu’il s’agit d’un excellent moyen de créer des liens sociaux et de s’intégrer dans une nouvelle collectivité, pour les nouveaux arrivants, entre autres. «Le swing est une grande famille.» Ce sentiment d’appartenance à quelque chose de plus grand que soi est fondamental. Une fois la langue maitrisée, les danseurs, n’importe où dans le monde, peuvent se reconnaitre et communiquer grâce à un langage commun.
L’expérience peut être vécue même par les plus introvertis ou par ceux qui ont en horreur la conversation superficielle. C’est dans le simple fait de bouger ensemble que s’installe une relation et un sentiment de communion avec son partenaire et tous les autres danseurs.
«Ça a presque quelque chose de spirituel, quand je suis vraiment dans mon corps. C’est là que je vais rejoindre qui je suis vraiment, en quelque sorte.»
Danser notre relation à Dieu
Alisha Ruiss est professeure au Studio 88 Swing à Montréal. Pour elle, le swing, «c’est la danse de la joie. Tu ne peux pas être triste quand tu danses le swing!» Mais la danse représente aussi pour elle une sorte de miroir de notre relation avec Dieu. En effet, il s’agit d’abord de répondre à l’invitation de son partenaire, de choisir de se laisser guider par lui, comme nous choisissons de répondre ou non à l’invitation de Dieu. Mais cela n’a rien de passif. «Si Dieu nous invite à le suivre, il désire que ce soit une entreprise créative de notre part», soutient-elle.
S’il y a bien sûr la structure binaire du lead et du follow, il faut savoir que ce dernier participe de façon active à la performance. Il s’agit d’une véritable «cocréation», comme si «on s’inspirait l’un l’autre», selon Virginy. Le rôle du follow revient encore la plupart du temps à la femme, mais dans les écoles, les deux rôles sont désormais enseignés, peu importe le sexe.
Ce n’est donc pas tout de dire «oui». La réponse implique une participation propre à chacun. De même, lorsque nous choisissons de répondre à l’appel de Dieu, la façon dont on choisit de mener sa vie est une expérience de liberté et d’invention personnelle perpétuelle.
La joie provient aussi du fait «qu’on ne sait pas ce qui va arriver jusqu’au dernier moment», nous dit Alisha. «On est souvent surpris par ce qui se passe, comme si l’on n’y était pour rien.» La providence a, elle aussi, parfois le don de nous étonner.
Pascal, lui, fait le lien entre la danse et sa spiritualité, inspirée de saint Ignace. «On y retrouve l’idée de rencontre, et celle de voir Dieu en toutes choses. J’essaie dans mes danses, lorsque l’euphorie s’estompe et que j’expérimente une joie plus profonde, de me dire: “OK, qu’est-ce que j’ai rencontré, au fait?”» La musique, les sourires, la communion entre tous ces gens d’horizons différents peuvent être autant de manifestations du divin.
Saine proximité
Même si le swing se danse généralement en couple, l’aspect de séduction semble absent de l’expérience de ceux qui se sont confiés à nous. «C’est très bon enfant», nous dit Doriane. «C’est une sorte de proximité saine», sans sous-entendus. C’est aussi, et peut-être plus, l’occasion d’entrer en contact avec son propre corps. Doriane nous explique: «Ça a presque quelque chose de spirituel, quand je suis vraiment dans mon corps. C’est là que je vais rejoindre qui je suis vraiment, en quelque sorte.»
Ce n’est pas non plus le lieu des grands excès: le swing est très exigeant physiquement, et ceux qui le pratiquent cherchent à s’abreuver d’eau plus que d’alcool. «Les bars qui accueillent des soirées de danse ne font pas beaucoup de profits», nous dit Pascal.
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En les regardant danser, il est difficile de résister à l’envie d’essayer. Il s’agit d’y aller malgré l’hésitation. Lorsque l’amorce est faite, on dirait que tout va tout seul. Même si l’on n’a jamais dansé, on essaie quelques pas, on s’accroche, on rit, on se regarde, et c’est tout. On dirait une plongée dans l’instant présent, en toute confiance. Confiance en soi, confiance en l’autre, et confiance dans le hasard – dans la providence? – qui aide à créer du nouveau.