Depuis 1975, Le Verbe révèle l’invisible.

Croyez-le ou non… Le Verbe fête ses 50 ans en 2025! Vous aussi, révélez l’invisible par un don.

Je donne au Verbe
Fermer
Illustration : Sébastien Thibault

Les Québécois ont-ils encore le cœur à la fête?

Les chiffres sont clairs: la consommation d’alcool diminue au Québec depuis quelques années. Presque plus personne ne fume de tabac. Les spectacles terminent de plus en plus tôt. Les boites de nuit ont presque disparu. Et pourtant, les festivals sont légion. Il me semble que, malgré leur abondance, la plupart des évènements festifs ne lèvent pas. Que je pense à la Saint-Jean, à l’Halloween, à Noël, rien n’est comparable à mes souvenirs d’enfance. Nostalgie de trentenaire? Préjugé favorable au passé? Sans doute. Mais au risque d’être perçu comme un rabat-joie, j’ose plutôt penser que les Québécois savent de moins en moins fêter.

Il vaut mieux toujours se méfier de ses aprioris réactionnaires. Pour ce faire, je vais à la rencontre de Dominique Morin, professeur titulaire au département de sociologie de l’Université Laval, dont les travaux portent notamment sur l’histoire et le développement de la société québécoise. Une partie de son enseignement est consacrée à la pensée d’Émile Durkheim.

Pour ce penseur de la sociologie moderne, une fête est plus au moins bonne selon qu’elle accomplit ou non ses fonctions: «Là où des gens se réunissent pour fêter, ils s’énergisent dans des expériences collectives qui sortent du quotidien, pour célébrer ou commémorer, et sentent ainsi plus intensément leur existence dans le groupe», me résume le professeur Morin.

Quatre éléments sont constitutifs d’une «vraie fête»: le rassemblement doit créer une chaleur et une effervescence, avoir une signification partagée par la communauté, être en phase avec les normes et les attentes sociales admises et, finalement, observer une temporalité respectueuse des participants.

Émile Durkheim (1858-1917)

Considéré comme l’un des pionniers de la sociologie, Émile Durkheim érige les fondements méthodologiques qui permettent l’autonomie de cette discipline. Il met sur pied une revue, L’Année sociologique, qui agglutinera nombre d’étudiants et de professeurs à son école et qui donnera un élan à la sociologie française. Il a entre autres écrit sur la fonction des fêtes et de la religion dont elles tirent leurs structures, des idées qu’il développe dans l’une de ses œuvres phares, Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912).

«Est-ce que la société québécoise sait toujours bien fêter?

Je ne suis pas là pour juger ce qui est bien ou mal (rires)!

C’est vrai. Je reformule: sait-elle toujours fêter?

Je dirais qu’elle sait fêter d’une certaine manière. Les manières de fêter ont changé dans le temps. Les époques changent, la vie ordinaire change, les gens et leurs attentes aussi. On peut être nostalgique d’autrefois et dire que les gens aujourd’hui ne savent plus fêter, mais si l’on est attentif, on s’aperçoit qu’il y a un savoir plus au moins tacite de la fête qui demeure, qui se transforme et qui, à certains égards, est peut-être plus appréciable.»

Ma tentative de camoufler une tendance conservatrice s’avère, hélas, un échec.

Religion et nation

Si une propension à la nostalgie me fait rêver d’un passé mythique où la fête était mémorable, il s’agit là sans doute d’un passé fantasmé, vu mon jeune âge. Qu’en est-il de nos anciens? Gérald Allard, 75 ans, a accepté de partager avec moi son expérience. Entre son Manitoba natal, le Québec qu’il a adopté à 20 ans et la Sicile qu’il visite chaque année, le professeur de philosophie retraité est un fin observateur de la société occidentale.

«Quand j’étais jeune, non seulement nous avions du fun, mais on fêtait des choses! Au Manitoba, il y avait des fêtes religieuses comme au Québec. Noël était fort. J’ai connu aussi une sorte de vitalisation de la fête à travers la chanson, le théâtre, la télévision. Il y avait une dimension religieuse à la fête. Elle s’est estompée et a été remplacée par une dimension nationaliste.»

Pour le Manitobain d’origine, cette transition du christianisme au nationalisme n’a pas affecté directement la qualité de la fête. On restait jusqu’alors dans l’ordre de la culture commune qui donnait sens au corps social. Mais aujourd’hui, il déplore que les jeunes fêtent presque exclusivement en anglais, que cette dimension nationaliste n’existe presque plus. Que fête-t-on alors?

«Je me le demande. Je crois sentir comme une sorte d’individualisme conquérant, qui valorise le fait de “tripper fort” à l’intérieur de soi, de sa petite gang. Ce qui importe, c’est la personne, l’individu. C’est celui qui fête et ce qu’il fête. Son individualité», me répond le septuagénaire.

Que la fête soit une occasion de plaisir pour les yeux, les oreilles, le corps, le professeur de philosophie ne le nie pas. Mais il lui semble que le plaisir partagé de faire partie d’un tout qui nous dépasse – que ce soit l’Église, le Québec, la francophonie – ne résonne plus très fort ici.

«J’étais en Sicile pendant deux mois. Je remarquais constamment une sorte de plaisir social plus grand que chez nous. Il y avait la vigile de la Saint-Sébastien avec le pèlerinage, le transport de la statue, les feux d’artifice. Même les non-croyants y participaient. C’est impensable chez nous. Les Italiens sont comme ça, les Croates, les Roumains aussi. Je voudrais d’abord qu’on remarque que ce n’est pas ce qui se passe ici. Pourtant, ma mémoire me dit que des choses comme ça ont déjà été présentes au Québec.»

Quel sacré?

Le professeur Morin abonde dans le même sens. Se rapportant à Durkheim, il avance que la fête tient ses structures de la religion, conjuguant une partie sacrée avec une partie effervescente. Noël, par exemple, a comme clé de voute la messe de minuit, mais il s’ensuit des festivités qui n’ont rien de religieux à proprement parler, bien qu’elles tiennent leur raison d’être du sacré et en sont indissociables.

Aussi, après la Seconde Guerre mondiale, l’Occident poursuit un processus de sécularisation qui entame considérablement sa culture religieuse. La partie effervescente des fêtes se sépare progressivement de la partie sacrée rattachée au culte, se développant de manière autonome. Dominique Morin ajoute:

«Les éléments festifs comme la nourriture et les traditions se ritualisent en eux-mêmes à l’extérieur du sacré tout en revêtant un caractère commercial, individualiste, qui devient très malléable.»

Pour le dire autrement, ce ne sont plus les croyances religieuses qui sont considérées comme sacrées, mais les valeurs du moment. Il poursuit:

«Aujourd’hui, les valeurs sont élevées à quelque chose de sacré. Prenons par exemple le respect des personnes. Il y a presque une sacralisation des personnes. La fête en général est donc beaucoup plus tournée vers les enfants, la famille, les nouveaux arrivants ou les relations d’amitié. Les arrangements interpersonnels ont pris le relai de la tradition.»

Dans nos sociétés, c’est l’Église catholique, avec son calendrier liturgique, qui structurait autrefois les temps de fête dans l’année. «Puisque ce ne sont plus les autorités religieuses qui s’occupent des fêtes, les autorités politiques ont pris le relai», explique Morin. Le sociologue précise que désormais, différents groupes dans la société cherchent à influencer les fêtes retenues au calendrier.

Gérald Allard, quant à lui, remarque à juste titre ce changement de garde, mais il y voit une perte. Je lui rappelle alors que les fêtes religieuses ne sont certes plus prééminentes, mais que la dimension culturelle ou nationaliste demeure présente avec la Fête nationale, les Fêtes de la Nouvelle-France, la SuperFrancoFête ou encore le Carnaval de Québec. Les exemples ne manquent pas.

«Ça me semble être quelque chose qu’on entretient parce qu’il y a de l’argent à faire. C’est subventionné, c’est une industrie. Qui ne le voit pas? C’est une machine. Je ne dis pas que les gens ne sont pas sincères et n’ont pas de fun, mais c’est une mécanique artificielle. Il faut que ça vienne de la vie de tous les jours. Des initiatives d’en haut, ça ne colle pas», me répond-il.

  • Illustration : Sébastien Thibault

Que la fête continue

Si Gérald Allard s’avoue peut-être nostalgique, il croit tout de même parler d’un phénomène objectivement observable. Que constatent les générations après lui?

Constance Chalifour, 27 ans, travaille à temps plein comme DJ sous le nom de scène Cece the Red. Il y a deux ans, elle a commencé à s’amuser avec des platines. Rien ne lui faisait croire que ce loisir deviendra son gagne-pain tout juste un an plus tard. Et pourtant! Moi qui croyais que plus personne ne dansait, considérant toutes les discothèques qui ont fermé leurs portes dans la dernière décennie…

M’entendre parler «d’aller danser» ou de «discothèque» l’amuse beaucoup. Pour elle, ce sont les expressions d’une autre époque. Mais elle sait se faire rassurante: «C’est un mythe qu’il n’y a plus rien qui se passe aujourd’hui. Je dois refuser les contrats parce que j’ai trop de demandes. Beaucoup pour des évènements corporatifs, mais beaucoup aussi dans les restos et les bars. Le nightlife a évolué, et les styles musicaux aussi.»

Cece se spécialise dans le remixage des classiques du disco des années 1980. Elle me fait remarquer que les styles musicaux aujourd’hui en vogue – le house et ses variations, par exemple – sont sans doute moins chaleureux qu’à cette époque. N’empêche qu’elle connait des endroits où tout le monde danse.

Jean-Frédéric Laberge, propriétaire du Dagobert, la plus ancienne boite de nuit à Québec – et probablement l’une des dernières –⁠, me tient le même son de cloche. D’ailleurs, l’année 2023 a été la meilleure année de la discothèque depuis son ouverture il y a plus de quarante ans. Les gens sont au rendez-vous. La disparition des clubs et l’absence de relève seraient liées aux obstacles administratifs et financiers inhérents à ce secteur d’activité. «Il faut avoir les reins solides», soutient-il.

Fils de l’ancien propriétaire, Laberge a pratiquement le même âge que l’établissement qu’il a toujours fréquenté et pour lequel il a même travaillé plus jeune. La vie nocturne, il l’a vue évoluer. Pour lui, la transformation est énorme, mais somme toute positive:

«Les jeunes sont différents. Avant, c’était vraiment débridé. Ça s’est resserré. Il y a beaucoup moins de violence que dans le passé. Le comportement des gens est beaucoup plus facile à gérer qu’autrefois. Les gens consomment beaucoup plus raisonnablement. En revanche, c’était peut-être un peu plus chaleureux avant. Les gens sont tous sur leur téléphone. Avec les réseaux sociaux, il n’y a plus rien de secret, tout est déjà dévoilé. Tu peux voir de quoi avait l’air le même spectacle dans l’autre ville. Il n’y a plus de surprises.»

À vin nouveau, outres neuves

Que la société évolue, se transforme et que les gens soient plus raisonnables qu’avant, je le conçois aisément. Le réflexe réactionnaire n’est d’aucune utilité. Mes propres soirées ne sont généralement plus très dionysiaques; je suis le premier à ne plus courir les courtes nuits, enfants obligent. Mais une fête peut-elle être raisonnable? L’abondance, l’excès, voire la démesure n’en sont-ils pas une composante essentielle? Après tout, Jésus a changé en vin l’eau de six jarres de cent litres pour des noces d’une semaine (Jn 2,6).

Avec une telle quantité, ils ont certainement dû prendre une autre semaine pour le cuver, leur vin. Mais il ne faut pas se le cacher: fêter, c’est fatigant. On peut perdre la mesure. Cece m’explique d’ailleurs qu’elle doit faire la différence entre son travail et sa vie personnelle. Autrement, elle risque de mettre sa vie en danger.

Quand tout est toujours intense, plus rien ne l’est. Morin, reprenant Durkheim, affirme à cet effet «qu’il y a des cycles. Les moments d’effervescence existent en rapport aux moments de dispersion et de baisse d’intensité de la vie sociale». Plus une fête est substantielle, plus elle doit être rare. «C’est le bon temps d’en profiter, ça arrive rien qu’une fois par année!» chante La Bolduc en parlant de notre temps des fêtes. En témoigne l’état de notre foie une fois les réjouissances conclues.

À l’inverse, moins une fête est intense, plus elle peut être fréquente. Or, la familiarité engendre le mépris, disait quelqu’un. Et c’est peut-être ce qu’on expérimente de nos jours: la vie devient une sorte de fête perpétuelle qui se banalise et s’affadit en l’absence de paroxysme. On passe d’une fête à l’autre sans considération. «Les gens ont du fun, mais il y avait autre chose avant qui a disparu», affirme Gérald Allard. L’Halloween est devenue un festival qui commence à la mi-octobre, suivi de près par les partys de Noël. Entre les deux, il y a les 5 à 7 du jeudi, les soirées du vindredi, les anniversaires du samedi et les soupers de famille du dimanche soir.

Il y a fort à parier que le vin ne goute plus grand-chose…

Plus fondamentalement, s’il n’y a plus rien d’intense, c’est peut-être aussi parce que plus rien ne vaut la peine d’être désiré. «Ils n’ont pas de vin» (Jn 2,3), dit Marie à Jésus aux noces de Cana. Elle aurait pu dire: «Il n’y a plus de sens, ils n’ont plus de joie.» Il y a le plaisir, certes, mais son excès laisse souvent présager un malaise profond qu’on cherche à inhiber.

Et c’est précisément à ce moment que le vin nouveau arrive, par-delà les traditions et la nation, un vin meilleur, gardé jusqu’à la fin pour ceux qui ne sont pas comblés et qui ont encore soif.

James Langlois
James Langlois

James Langlois est diplômé en sciences de l’éducation et a aussi étudié la philosophie et la théologie. Curieux et autodidacte, chroniqueur infatigable pour les balados du Verbe médias depuis son arrivée en 2016, il se consacre aussi de plus en plus aux grands reportages pour les pages de nos magazines.