Illustration : Émilie Dubern/Le Verbe

Qui prend des douches froides en hiver ?

Des douches froides en hiver, une réduction drastique de la consommation de sucre, d’alcool et de réseaux sociaux, la pratique du jeûne et de l’exercice plusieurs fois par semaine, la prière une heure par jour: régime de moine? Un mode de vie extrême réservé aux plus zélés de ce monde? Apparemment pas. L’ascèse gagne en popularité un peu partout. Cette tendance est observée depuis plusieurs années, même chez les chrétiens. Exit le confort, on passe au régime spartiate. Pourquoi ce soudain besoin de radicalité, et dans quel but?

«C’est vraiment drôle parce que quand j’ai décidé de faire Exodus, il y a trois ans, c’était vraiment très tough, ma vie, j’en avais déjà plein les bottes. C’est comme si le remède à ça a été d’en rajouter», s’esclaffe Sébastien Gendron, père de quatre enfants.

S’engager à respecter assidument une quinzaine d’exigences pendant 90 jours, c’est ce que propose le programme américain Exodus 90, créé en 2013. Un long carême à vivre en petites fraternités d’hommes pour adopter un mode de vie différent sur les plans spirituel, corporel et communautaire. Des variantes ont vu le jour depuis, dans la durée ou les types d’engagements choisis. Certaines, comme Fiat ou Magnify, s’adressent aux femmes.

Thomas Delenda, fondateur du réseau social de prière Hozana, se lance dans Exodus alors que sa vie de prière manque de souffle. S’il prie tous les jours depuis huit ans, il peine à respecter le temps fixé de 15 minutes par jour. Il faudrait maintenant qu’il prie une heure? Il craint ne pas en être capable. «Finalement, c’est ce que j’ai le mieux tenu. Et je me suis rendu compte que si j’avais réussi pendant 90 jours, il n’y avait pas de raison que ça ne se poursuive pas. Il y a eu un avant et un après dans ma vie spirituelle. La différence a été le sentiment de me rapprocher du Seigneur fortement.»

Désireux de transmettre son expérience, Thomas Delenda rend disponible cette année le parcours Virtus, sur Hozana. Il commence 70 jours avant Pâques, en référence au temps de la Septuagésime, dans la liturgie traditionnelle de l’Église. C’est une sorte de précarême de 30 jours pendant lequel on tente d’instaurer graduellement certaines habitudes, histoire de ne pas rater le départ lors du mercredi des Cendres.

Soif de radicalité

Si la pratique traditionnelle de l’ascèse tend à décroitre en milieu monastique, inversement, depuis des dizaines d’années, sa pratique croit chez les laïcs catholiques ou dans les nouvelles spiritualités, observe Isabelle Jonveaux, sociologue des religions à l’Université de Fribourg, en Suisse.

Selon la chercheure, la promesse non tenue de la société de consommation est à l’origine de ce nouvel attrait. On se rend bien compte que consommer davantage ne rend pas plus heureux. Ça ne fonctionne pas et nuit à l’environnement, alors on va chercher des solutions alternatives.

Mme Jonveaux est particulièrement frappée par le profil des adeptes de l’ascèse qui se dégage dans ses enquêtes. Une majorité des personnes qui jeunent pour une première fois, par exemple, traversent une crise importante dans leur vie: un deuil, un chômage, une maladie grave. «Ils ressentent le besoin de se purifier, de prendre un nouveau départ, mais ne trouvent pas dans l’Église une pratique qui corresponde à leurs attentes. Il y a un public qui cherche à retrouver une dimension corporelle à sa pratique.»

Il est vrai, observe Mme Jonveaux, que l’Église catholique a revu à la baisse ses exigences en matière d’ascèse dans les dernières décennies. Elle ne propose plus que deux jours de jeûne par année, une journée de pénitence le vendredi et une heure de jeûne eucharistique avant la messe. Certains, comme Thomas Delenda, ont soif de plus ou, comme Sébastien Gendron, se font critiques de ce qu’ils considèrent être un christianisme rose bonbon.

«C’est quoi, l’appel de la foi et du baptême?, demande Sébastien. C’est: “meurs à toi-même”. Ce n’est pas de tout repos. L’enjeu n’est plus d’être heureux parce que tu as telle ou telle condition de vie qui t’est favorable, c’est de se donner. Et se donner, ça fait du bien et ça nourrit.»

Du grec askesis, qui veut dire «entrainement », l’ascèse est avant tout un exercice. Elle n’est pas une fin en soi, mais bien un moyen de se rapprocher de Dieu et des autres.

Remplir le vide autrement

À travers Exodus, Sébastien constate bien que lorsqu’il s’abstient de manger tel sac de chips, qu’il se prive de sa série préférée ou de toute autre petite récompense habituelle, il est conduit à puiser son bonheur ailleurs.

«Le monde nous dévore par ses sollicitations. Il n’y a rien de vraiment mauvais en soi, mais c’est l’attachement qui est problématique. Je pense qu’une chose est vraiment bonne pour soi quand on est libre de la refuser et capable d’être reconnaissant quand on l’a», constate-t-il.

«Tout le monde pense que ça existe, comme phénomène, d’être esclave des téléphones intelligents. Mais toi, tu ne penses pas l’être jusqu’à ce que tu essaies de t’en passer pendant une semaine ou deux», me lance en riant le prêtre Thomas Malenfant. Il n’y a pas pire qu’un esclave qui a embrassé son esclavage et ne sait pas qu’il a besoin d’être sauvé, selon lui.

Quand il accepte d’intégrer un groupe Exodus durant la pandémie, on lui demande de supprimer les applications de son téléphone et de l’utiliser seulement pour les communications essentielles. Il ne soupçonne alors pas que son téléphone intelligent lui vole autant de temps.

Aujourd’hui, il possède un téléphone pliable. Et même si ça complique sa vie de pasteur, il n’a plus Internet à la maison, seulement au bureau. Il a recommencé à lire des livres et avoue ne plus avoir le cerveau «bouffé» par les technologies.

«Il y a plein de combats spirituels où l’on a l’impression que Dieu ne nous aide pas. Mais c’est parce que ce n’est pas un combat que Dieu nous appelle à faire. Pendant des années, je pensais que le combat, c’est d’avoir un téléphone intelligent pour m’en servir de façon responsable. Mais, pour moi, le combat est de ne pas en avoir.»

Bienheureuse résistance

On peut commencer un programme d’ascèse avec le cœur fier, déterminé à se forger une volonté en acier et à vaincre comme un soldat la moindre tentation. Or, ceux qui l’entament avec volontarisme frappent souvent un mur. «Dans les deux parcours que j’ai faits, je n’ai jamais vu personne faire tout parfaitement. Du coup, comme on n’y arrive pas, ça nous met face à nos limites», avoue Thomas Delenda.

Agathe Vitteau, mère de famille, pratique l’une des versions féminines d’Exodus, Fiat 90, pour une troisième année consécutive. D’entrée de jeu, elle admet n’avoir acquis aucune vertu, mais se réjouit néanmoins d’apprendre à l’école de l’humilité. Les deux premières années, elle a choisi ses engagements avec zèle et a tenté de les respecter à la force du poignet. Cette fois sera différente, car elle comprend maintenant que la démarche a un sens plus profond. « Plutôt que de m’en remettre à Dieu, je me concentrais sur ce que je n’avais pas réussi. Il s’agit plutôt de recevoir les grâces que Dieu a prévues pour nous aider à vivre nos engagements. »

«Que le Seigneur donne la grâce de réussir ou pas, se frotter à cette résistance-là, comme toute vraie ascèse, est l’antidote contre le vrai problème : ne pas voir que le confort nous anesthésie spirituellement. Il nous éloigne de Dieu et de nous-même», ajoute Thomas Malenfant. Il met toutefois en garde contre la tendance sociale actuelle du développement personnel, de l’amélioration de soi par soi. Pour qu’il s’agisse bien d’ascèse, elle doit aussi être vécue dans une dynamique communautaire.

L’amélioration de soi… grâce aux autres

Dans tous les programmes d’ascèse chrétienne, la dimension communautaire est un pilier incontournable. On la pratique en petits groupes, pour se soutenir mutuellement. On se partage nos hauts et nos bas, pour constater que, finalement, on est fait de la même pâte humaine. Et dans chacun des programmes, il est suggéré d’offrir ses privations pour une personne.

Sébastien Gendron a choisi de les offrir pour son couple. Il n’a évidemment pas l’habitude des douches froides et n’en sens surtout pas le besoin, disons-le. Mais, au bout de quelques jours, il s’étonne déjà des fruits de ses sacrifices d’amour.

«Il y a des choses que je disais à ma femme qu’elle n’arrivait pas à entendre depuis longtemps. Alors qu’on est en prière dans le salon, elle a une prise de conscience. Je n’ai rien fait, rien dit. Tous les efforts faits pour l’autre et pour le couple, ça peut être puissant. On est une seule chair, mais ce n’est pas par les mots qu’on y arrive. C’est par la discrétion, le silence et la prière.»

Ce contenu n'a pas été chargé automatiquement puisqu'il provient d'un fournisseur externe qui pourrait ne pas respecter vos préférences en matière de témoins.

Sarah-Christine Bourihane
Sarah-Christine Bourihane

Sarah-Christine Bourihane figure parmi les plus anciennes collaboratrices du Verbe médias ! Elle est formée en théologie, en philosophie et en journalisme. En 2024, elle remporte le prix international Père-Jacques-Hamel pour son travail en faveur de la paix et du dialogue.