
L’art de vivre des moniales dominicaines de Squamish
En avançant sur la route de 14 km qui mène chez les moniales dominicaines de Squamish, en Colombie-Britannique, nous perdons le réseau. Signe que nous entrons dans un autre espace. Un espace sacré. Au pied des glaciers aux neiges éternelles, le monastère Queen of Peace, qui abrite 17 sœurs de l’Ordre des Prêcheurs, ne pourrait mieux porter son nom. Ici règne la paix. Une paix qui n’est pas de ce monde.
«J’ai souvent pensé que l’Europe avait ses cathédrales, mais que le Canada a ses espaces intacts de beauté qui évoquent tout autant le sacré.» Sœur Claire Rolf, la prieure, c’est-à-dire la responsable élue de sa communauté, a toujours rêvé de créer une oasis de silence où entrer en contact avec Dieu. C’est pourquoi elle s’est lancée avec ses sœurs, il y a une douzaine d’années, dans la construction d’un nouveau monastère entre mer et montagne au nord de Vancouver. Bâtie en à peine 18 mois avec le concours de jeunes architectes locaux, la structure toute de bois, de pierres et de verre se distingue comme une œuvre remarquable, invitant à un mode de vie contemplatif et écologique.
Vivre Laudato si’
À l’intérieur comme à l’extérieur du cloitre, l’odeur de l’encens et des fleurs des champs s’élève avec le chant des oiseaux et des moniales. Une ode à la création. «Et vous, montagnes et collines, bénissez le Seigneur; et vous, les plantes de la terre, bénissez le Seigneur» (Dn 3,75-76). Jour après jour, grâce à leur travail et à leurs louanges, les sœurs prêchent par l’exemple qu’une autre relation avec la nature et l’humanité est possible. «Ici, nous pouvons planifier sur le très long terme, reconnait sœur Claire. Un monastère peut durer des siècles, comme ces séquoias géants que nous avons plantés. Je ne les verrai jamais atteindre leur maturité, mais je me réjouis pour les générations futures qui les contempleront. C’est un acte d’espérance.»
Tout juste à côté du monastère, une petite centrale hydroélectrique apparait près d’une cascade. Elle procure à la communauté toute l’énergie dont elle a besoin. Au bout du chemin, on découvre une ferme maraichère biologique. Les moniales offrent gratuitement leur terrain à des fermiers locaux en échange de fruits et de légumes invendus au marché. «Ils ont un tel respect pour la terre. Ils nous aident à vivre Laudato si’.»
Sœur Claire fait référence à la lettre du pape François sur l’écologie, publiée en 2015, en laquelle les dominicaines ont trouvé une confirmation de leur mode de vie holistique. «Les communautés humaines et leurs cultures sont inséparables de l’environnement où elles vivent», avance sœur Élisabeth, qui termine une maitrise en écologie intégrale. «Il n’y a aucune séparation, mais une interconnexion. Ils se développent ensemble. La nature influence notre nourriture, nos maisons, notre travail et même notre langage. Tout est lié.»
Quelques sœurs s’adonnent à la fabrication de bougies ou de savons. Elles essaient ainsi de subvenir à leurs besoins en créant des produits de qualité, mais sans surproduction ni surprofits. «Nous voulons nous débarrasser du plastique, affirme sœur Claire. C’est pourquoi nous emballons nos savons dans un carton recyclé et que nous développons un excellent shampoing en barre pour se défaire des bouteilles.»
Cri de la terre et des pauvres
Thomas, l’un des agriculteurs, originaire de Suisse, raconte comment ce lieu favorise la guérison. Des volontaires y viennent pour se déconnecter du bruit du monde et se reconnecter à la nature. On y cultive aussi des plantes médicinales: échinacée, menthe, camomille, étoile des glaciers. En ce mois de juin, des myriades de grains de pollen virevoltent dans l’air printanier comme une manne divine. Cette neige estivale évoque l’étonnante fertilité de ces femmes consacrées à Dieu.
Au cœur du jardin, Ruth, une bénévole, a planté des saules des vanniers formant un labyrinthe. Dans ces sentiers circulaires, on médite sur le sens de sa vie. «À la différence des labyrinthes mythologiques, m’explique sœur Claire, les labyrinthes chrétiens dessinent un seul chemin et l’on ne s’y perd jamais. Il suffit d’avancer un pas à la fois, avec confiance en celui qui a tracé la route pour nous.»
La médecine utilise le saule pour faire diminuer la fièvre et la douleur. C’est de lui que vient l’aspirine. C’est aussi avec cette plante que Ruth fabrique des cercueils en osier pour des femmes et des hommes décédés de surdose de drogue au centre-ville de Vancouver et dont personne ne réclame les corps. Par cette œuvre de miséricorde, elle leur offre une sépulture, dans la conscience de l’infinie dignité de chaque personne humaine.
Éprise de compassion, sœur Élisabeth se rappelle que le cri de la terre est indissociable du cri des pauvres: «Comment voyons-nous la création? Un regard global appelle une justice globale. Nos problèmes sociaux sont liés à nos problèmes environnementaux. Les changements climatiques nous affectent tous, mais premièrement et plus sévèrement les pauvres.»
Mère du vent
Cette relation harmonieuse à la nature, les moniales l’ont découverte à Squamish, une bourgade dont le nom signifie «mère» (mish) et «souffle» (squa). Mère du souffle, ou du vent. «Pour moi, chuchote sœur Claire, c’est l’Esprit Saint.» La ville se situe à la rencontre de l’air chaud de la terre et de l’air froid de la mer, ce qui génère des vents puissants. Depuis des siècles, des Autochtones y ont forgé une culture résiliente et une connexion intense avec la création. C’est cette sagesse ancestrale que les moniales sont venues recueillir au pied des glaciers. Sœur Claire s’émerveille: «Ils nous enseignent la gratitude pour le sacrifice que la nature fait sans cesse pour nous garder en vie.»
Avec leurs plus proches voisins issus des Premières Nations, les dominicaines entretiennent de bons liens d’amitié. C’est une femme autochtone qui, la première, leur a souhaité la bienvenue à Squamish, à la sortie d’une messe au village. L’un de leurs leadeurs spirituels est ensuite venu bénir le terrain des sœurs, opérant ainsi une réconciliation symbolique entre les deux traditions religieuses.
«Les communautés humaines et leurs cultures sont inséparables de l’environnement où elles vivent. […] Il n’y a aucune séparation, mais une interconnexion. Ils se développent ensemble. La nature influence notre nourriture, nos maisons, notre travail et même notre langage. Tout est lié.»
– Sœur Élisabeth
Bonheur créatif
Comme en témoigne la vie de Fra Angelico, le célèbre peintre dominicain de la Renaissance, l’Ordre des Prêcheurs a continuellement encouragé ses membres à partager le fruit de leur contemplation au moyen des arts. «Nous avons toujours apprécié la gratuité des arts, reconnait la prieure. Je pense que, lorsque les gens sont heureux, ils deviennent créatifs.»
Sœur Isabelle, la maitresse des novices, c’est-à-dire la responsable de la formation initiale, dansait le ballet à Lyon avant d’entrer au monastère. Les jeunes sœurs Marie-Étienne et Élisabeth ont toutes deux étudié les beaux-arts. Sœur Marie-Thomas écrit des icônes, alors que sœur Marie-Madeleine pratique et enseigne la sculpture sur bois. Sœur Imelda s’exerce au violon, alors que d’autres sœurs jouent de la cithare ou de la kora, un instrument originaire du Sénégal.
Dans son atelier de poterie, sœur Marie-Étienne avoue que l’artisanat est pour elle une manière de se recentrer: «Dans une vie silencieuse, on est souvent face à soi-même. En se concentrant sur l’œuvre, l’art est une façon de se décentrer de soi.»
Internet au monastère?
Les moniales accèdent à une adresse courriel personnelle après leur noviciat – la période de formation initiale –, mais renoncent aux écrans lors des temps de silence profond de la communauté. Elles naviguent néanmoins sur la Toile pour travailler, étudier ou communiquer avec leurs proches. «On a commencé à faire des appels Zoom avec nos familles au temps de Noël, dit sœur Marie-Étienne, car c’est la fête de l’Incarnation et c’est important de se voir.» Les jeunes sont celles qui comprennent le plus spontanément que les nouvelles technologies de l’information peuvent nous absorber. «Pour ma part, ajoute-t-elle, j’aime beaucoup contacter les gens en leur écrivant à la main. Je trouve cela plus personnel.» Pour la prieure, règlementer ne suffit pas pour ajuster son rapport aux écrans. «Nos limites intérieures doivent être claires. On ne peut s’appuyer uniquement sur des clôtures extérieures, sinon on va toujours essayer de les contourner. Où se situent mon cœur et mes désirs? Je dois demeurer honnête avec moi-même.»
Devenir soi-même
Toutes revêtues d’un même habit (bleu pour le travail, noir et blanc pour la prière), les moniales sont pourtant à mille lieues d’être des photocopies. La liberté et la diversité de ces femmes sont frappantes. Sœur Isabelle corrige un préjugé: «Les gens sans la foi pensent parfois que nous vivons comme en prison ou dans une secte, et que nous devons abdiquer notre personnalité. Mais c’est complètement l’inverse de ce que nous expérimentons! Quand on donne sa vie à Dieu, on devient soi-même, beaucoup plus que dans une autre vie où l’on peut se cacher derrière un personnage. Au monastère, on n’échappe pas à qui l’on est en vérité. La devise de notre ordre religieux est Veritas. Ici, on vit la vérité à l’intérieur de soi.»
Cette quête d’authenticité est au cœur du cheminement de sœur Marie-Thomas: «Dans le monde, on doit sans cesse se promouvoir soi-même. On détermine ce que l’on veut faire et comment on se présente aux yeux des autres. C’est comme une autocréation de soi. Avant, je travaillais en communication et marketing, et dans cet univers, chacun crée son propre “profil”. Mais au monastère, je dois accepter la déconstruction de toutes ces idoles, ou fausses images de moi, pour être continuellement créée par Dieu. Je ne me crée pas moi-même. J’accepte d’être créée comme la femme que Dieu veut que je sois. C’est l’opposé des médias sociaux!»
Pour la maitresse des novices, il est essentiel d’apprendre à fonder sa vie sur quelque chose d’inamovible: «Pour nous, c’est l’amour de Dieu. C’est bien au-delà de toutes les expériences humaines que nous pouvons avoir de l’amour. C’est un regard sur toi qui te fait exister, qu’on ne mérite pas et qui dure, malgré tous nos défauts et toutes nos erreurs. Dieu ne change pas. Et son amour pour nous ne passera jamais.» Comme ces montagnes éternelles qui attirent nos yeux en tout lieu et à chaque heure du jour.
Pointeurs de ciel
Mais pourquoi les montagnes captivent-elles à ce point notre regard? Dans un monde où tout change si vite, elles offrent une étonnante stabilité. À la fois transcendantes et immanentes à la vie des hommes, elles demeurent au milieu de nous, sans que nous puissions les atteindre ou les saisir pleinement.
Pour sœur Élisabeth, ces sommets illustrent avant tout un lieu vierge de toute activité humaine, dans une pureté primordiale. «Nous acceptons les hautes montagnes comme elles sont, sans essayer de les transformer. Leur présence est gratuite.» Elles ont une valeur intrinsèque en elles-mêmes, qu’elles soient ou non exploitables et monnayables. «C’est une leçon pour nous, les humains, de penser à nouveau notre relation à la création de Dieu.»
Sœur Claire y trouve aussi un enseignement pour sa vie monastique: «Ces glaciers sont là, tout simplement, au repos. Ils se tiennent face à nous, disponibles et pointant vers le Ciel, comme Dieu pour notre contemplation. Et de leur apparente immobilité et inutilité jaillissent pourtant des sources qui abreuvent les vallées. Ils sont pour moi une image de la prière où l’on demeure devant la présence de Dieu. Perdre ainsi son temps, mais en croyant que des fleuves d’eaux vives en surgiront pour irriguer, guérir et apporter la vie au monde.»
L’art de la prière
La sublimité de la nature qui entoure le monastère fait admirablement écho à la splendeur de la Parole de Dieu que les sœurs proclament cinq fois par jour. Catholiques, orthodoxes, protestants, juifs ou musulmans: tous viennent ici pour écouter ce qu’ils ne peuvent entendre ailleurs. Les cyclistes aiment aussi faire une pause dans l’église et s’y recueillir. «Récemment, raconte sœur Claire, un homme a quitté la chapelle avec hâte, comme s’il avait peur. Voyant qu’il ne revenait pas, je suis allée à sa rencontre. C’était un jeune rabbin américain, un ancien joueur de football avec une forte carrure. Il m’a avoué avoir ressenti une émotion si vive qu’il n’a pu se contenir. “Pouvez-vous m’enseigner à prier les psaumes comme vous le faites?” m’a-t-il demandé. Comme saint Dominique, il apprend aujourd’hui à prier avec son corps.»
Mais existe-t-il une technique spéciale pour prier? «Je n’appellerais pas ça une technique, explique sœur Isabelle, mais un art de la prière. Saint Dominique n’a pratiquement rien écrit et ne nous a jamais donné de technique. Dans notre Ordre, il y a un vide. Et tout commence par ce vide où l’on doit être attentif et recevoir la Parole de Dieu. S’il y a une seule chose à faire, c’est de laisser creuser en soi cette capacité d’attention. Avoir cet espace intérieur qui nous permet d’être attentives à Dieu et à nos sœurs.»
L’art de la prière se pratique sous différentes formes. Sœur Isabelle développe: «Dans la lectio divina, je réalise qu’il y a quelqu’un qui parle uniquement pour moi et que ce quelqu’un est Dieu. Dans la liturgie, je prends conscience de porter l’humanité en un espace où le Ciel et la terre se rencontrent. Dans les psaumes, ce qui est frappant, c’est qu’il y a beaucoup de prières de détresse. C’est donc le lieu privilégié où je soutiens mes frères et mes sœurs qui souffrent. L’oraison contemplative, elle, est un acte de présence. C’est par excellence le lieu où l’on ne “fait” rien, sinon le silence. Et pour nous dominicaines, il y a aussi l’étude, qui est une forme de prière. Un moyen d’approfondir le mystère de Dieu. Bref, notre vie, c’est vraiment d’être trempées dans la Parole de Dieu.»
«Ma plus grande joie, confie sœur Marie-Étienne, vient du fait que la vie monastique est tout orientée vers Dieu. Même si mon cœur n’est pas toujours en Dieu, il est toujours redirigé dans la bonne voie. Je ne peux pas me perdre trop longtemps. La communauté aussi aide à se retrouver, car dans la solitude, on risque de s’égarer dans ses propres pensées ou inquiétudes.»
L’harmonie de la charité
Les 17 sœurs de Squamish sont issues de multiples générations, langues et cultures: France, Philippines, Vietnam, Rwanda, Canada français et anglais, nord et sud des États-Unis, etc. Mais comment réussissent-elles à faire l’unité au milieu d'autant de diversité?
«Notre premier défi, avoue sœur Claire, sera toujours de construire notre communauté en faisant circuler la charité. Mais je ne crois pas qu’il existe une technique. C’est l’écoute, c’est surtout la patience… et de reconnaitre les peurs. Il faut créer un climat de sécurité émotionnelle. Car s’il y a une trop grande exigence de perfection ou des jugements, les sœurs se retirent et cachent ce qu’elles ont vraiment dans leur cœur.»
«La vie fraternelle est comme un orchestre», illustre sœur Isabelle. «La flute ne peut pas être le tambour. Si un instrument domine les autres ou est toujours au centre, ce n’est plus un orchestre. L’harmonie nait de l’écoute des unes et des autres et de la mise en commun des dons de chacune. Quand les membres d’une communauté sont heureux et unis, on peut percevoir l’harmonie.» «Ici, ajoute sœur Claire, la vie fraternelle est d’une grande beauté… et l’fun aussi!» De l’autre côté du cloitre, on peut d’ailleurs les entendre chanter et rire de bon cœur lors des récréations.
«Il nous faut croire au mystère de la fécondité, que ce qui arrive à la petite échelle de notre communauté peut porter du fruit pour le monde entier. Croire que l’acquisition de l’Esprit Saint par une seule personne peut sauver une multitude. Ou tu y crois, ou tu n’y crois pas. Mais si tu y crois, notre vie trouve totalement son sens.» Un sens que révèle le nom du monastère: Reine de la paix. «La paix est un défi si important pour notre temps, conclut sœur Claire. Prier pour la paix oui, mais essayer surtout de vivre la paix entre nous, avec nos sœurs et nos frères autochtones, et avec toute la création.»
Depuis la chapelle et jusqu’aux glaciers, on peut entendre les sœurs psalmodier: «Montagnes, portez au peuple la paix» (Ps 71,3).