
Des surplus pour nourrir tout le monde
Texte de Marie-Josée Roy
Salaire minimum insuffisant, loyer prohibitif, panier d’épicerie inabordable: se nourrir convenablement devient pour certains un combat de tous les jours. À Rivière-du-Loup, le Carrefour d’Initiatives Populaires (CIP) - qui propose chaque semaine un repas gratuit et un sac de denrées à faible cout - doit s’adapter aux besoins croissants. C’est de cette nécessité que nait, au sein du CIP, l’initiative Escouade Alimenterre, dédiée à la récupération alimentaire.
Le temps des récoltes venu, à moins de 48 heures d’avis, quelques membres d’un réseau d’une cinquantaine de bénévoles se rendent chez un cultivateur participant pour glaner les fruits et les légumes hors calibre, déformés, un peu abimés ou trop murs pour être vendus. Ces surplus, que le maraicher n’arrive pas à écouler, resteraient autrement dans les champs.
Retour d’une pratique ancestrale
Au Moyen Âge, dans plusieurs pays d’Europe, il était de coutume que le propriétaire de terres agricoles autorise les plus démunis à ramasser la paille et les grains tombés au sol, une fois la récolte terminée. En France, à condition que l’activité ne nuise pas au fermier, qu’elle se déroule durant le jour, qu’elle se fasse sans outil et que l’endroit ne soit pas clôturé, le glanage demeure légal et toujours pratiqué.
Au Québec, cependant, le glanage n’est pas une pratique ancrée dans les mœurs depuis longtemps. Cultivateur de pommes de terre de père en fils, l’octogénaire Réjean Marquis, qui a cessé ses activités depuis une vingtaine d’années, n’a aucun souvenir d’une telle façon de faire. «À mon époque, on mettait toute la récolte de patates dans un caveau pour les vendre durant l’hiver. Bien souvent, il en restait le printemps d’après. On était obligé de les jeter parce qu’à L’Isle-Verte, on était tous des agriculteurs, donc tout le monde en avait.» Toutefois, la générosité envers les gens de passage, ou les «quêteux» comme les villageois les appelaient, était de mise. Il était tout à fait naturel de leur offrir un repas convenable. Mais la réalité d’aujourd’hui commande de nouvelles – ou plutôt d’anciennes – manières de faire.
«Lorsque tu feras ta moisson, si tu oublies une gerbe dans ton champ, tu ne retourneras pas la chercher.
Laisse-la pour l’immigré, l’orphelin et la veuve, afin que le Seigneur ton Dieu te bénisse dans tous tes travaux» (Dt 24,19).
Malgré les nombreux adeptes du retour à la terre, plusieurs sont freinés par le prix démesuré des fermes et l’incertitude par rapport aux résultats espérés. «Les gens s’imaginent que c’est facile», affirme Mario Belzile. Le propriétaire de Produits maraichers Belzile constate que, dans la région du Bas-Saint-Laurent, quelques entrepreneurs seulement se lancent tous les ans dans l’agriculture dans l’espoir d’en vivre, mais que peu y parviennent. «Moi, du début avril jusqu’à la mi-décembre, c’est 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. J’en rêve même la nuit!» avoue-t-il.
En 2024, c’est ce passionné qui accueillait l’Escouade Alimenterre pour le dernier glanage de la saison. Le jour prévu, dès 13 heures, cinq bénévoles se présentent à la ferme, armés de gants de travail et de seaux. Après un mot de bienvenue et une courte explication sur le fonctionnement de l’opération, tous se rendent au champ d’un pas assuré. Leur tâche: ramasser une section complète de carottes avant qu’elles ne pourrissent au sol et développent différentes maladies qui pourraient s’avérer désastreuses pour les prochaines cultures.
- Photo : Marie-Josée Roy
Gagnant-gagnant
Mario Belzile avoue candidement qu’il sème toujours un peu plus. Ne sachant jamais d’avance la quantité qu’il pourra écouler dans les différents marchés locaux, il aime l’idée que les gens puissent profiter de ses surplus, plutôt que de les perdre. «Tant qu’à stocker les carottes dans ma chambre froide pour les jeter au printemps, je vais garder les petites qui sont plus faciles à vendre, puis je vais donner au Carrefour les plus grosses, qui sont aussi bonnes», explique-t-il.
L’exploitation de Belzile lui demande tout son temps. Avec sa conjointe pour principale aide, les quelques heures que les bénévoles lui fournissent peuvent s’avérer cruciales. Car en agriculture, tout est une question de temps. Si la météo s’annonce défavorable pour plusieurs jours d’affilée, tout est perdu. Un simple coup de fil quelques heures à l’avance et l’Escouade Alimenterre arrive.
Dans le champ du maraicher, cet après-midi-là, l’heure est à la convivialité. Les idées de recettes pour de savoureux potages ou des salades imaginatives fusent parmi les fins gourmets, tandis que d’autres, plus pragmatiques, se renseignent sur les meilleures façons de conserver le fruit de leur travail ou d’éloigner les insectes ravageurs. Après deux heures de glanage, des sourires de satisfaction s’affichent sur les visages. Au total, c’est 67 seaux débordants de carottes qui seront pesés avant d’être divisés en trois. Une partie de la récolte retournera au producteur qui, dans les faits, la remet souvent à l’organisme. Un deuxième lot sera distribué entre les bénévoles, et le dernier tiers ira au Carrefour dans le but d’améliorer son offre alimentaire.
Conscient qu’une tranche de plus en plus grande de la population éprouve des soucis à se nourrir, le maraicher voit son geste comme allant de soi. «J’en ai trop et il y a des gens qui n’en ont pas. C’est bien normal de les aider, tout simplement.» Selon Chantal Parenteau, coordonnatrice en sécurité alimentaire au CIP et instigatrice de l’Escouade, «le producteur en retire une main-d’œuvre gratuite, tandis que les bénévoles repartent avec des légumes frais en échange de quelques heures de travail. C’est gagnant-gagnant».
Mais pour les bénévoles, le glanage n’est pas seulement une occasion de s’alimenter à moindres frais avec des produits locaux. C’est aussi une façon de rencontrer des gens, de faire preuve de solidarité et, surtout, une excellente solution pour aider les producteurs à disposer de leur surplus. «Pour moi, le gaspillage alimentaire, c’est insoutenable!» s’exclame Marie-Josée Simard de Saint-Antonin, qui en est à sa troisième récolte. C’est d’abord en participant aux ateliers de cuisine communautaires dans les locaux du Carrefour qu’elle a entendu parler de ce type d’opération. Elle a tout de suite voulu s’impliquer.
Actif depuis 1991 dans le Bas-Saint-Laurent, le Carrefour d’Initiatives Populaires (CIP) de Rivière-du-Loup est un organisme sans but lucratif qui lutte contre l’insécurité alimentaire pour favoriser l’accès à une alimentation saine pour tous.
- Photo : Marie-Josée Roy
Partie de la solution
Partout dans la province, la pratique du glanage commence peu à peu à faire son chemin. Plus d’une vingtaine de banques alimentaires et d’organismes communautaires s’ouvrent à l’idée d’enrichir leur réserve de denrées avec les produits provenant de surplus de récoltes. Une initiative qui permet d’améliorer l’accessibilité à des aliments sains et locaux, d’utiliser les excédents, de les partager et, surtout, d’éviter qu’ils se retrouvent aux ordures.
Parce qu’au Canada, le gaspillage alimentaire, on connait ça. Selon un rapport publié par l’Organisation des Nations Unies en 2021, chaque Canadien enverrait annuellement 79 kg de nourriture à la poubelle. Un geste qui place le Canada à la tête du classement des pays dilapidateurs de denrées. Le glanage représenterait-il une partie de la solution pour améliorer notre performance?
Selon Syndy April, coordonnatrice des services alimentaires au CIP de Rivière-du-Loup, «cet automne, il y a eu moins de donateurs et beaucoup d’utilisateurs. Si l’on n’avait pas eu de provisions générées par le glanage, on n’aurait pas pu répondre à la demande». Même si les dons en provenance des épiceries ou des grandes surfaces sont réguliers, ils sont surtout composés de produits non périssables ou de viande. Les fruits et les légumes sont moins fréquents. «C’est vraiment important pour nous que les gens repartent avec des produits frais, pas seulement du cannage», ajoute-t-elle.
Chargée de réceptionner la marchandise et de faire le suivi de toutes les denrées qui entrent au CIP et en sortent, Marie-Pierre Plourde s’inquiète. Elle qui, avant de se joindre à l’organisme, s’attardait rarement aux questions reliées à la gestion de la nourriture voit maintenant d’un autre œil la nécessité de s’attaquer au gaspillage. «Quand on travaille ici, on se rend compte qu’il y a beaucoup de stock qui était jeté avant et que l’on peut récupérer.» Car au Carrefour, c’est à peine 5 à 7% des produits récoltés et des aliments récupérés qui se retrouvent dans le compost. Une statistique parlante.
Chaque semaine, c’est plus de 450 personnes qui visitent le Carrefour et repartent avec des mets préparés ou des articles invendus. C’est l’équivalent de 104 tonnes de produits qui sont ainsi redistribués dans la communauté. Un chiffre en croissance fulgurante au cours des cinq dernières années.
Nés du même souffle que l’Escouade Alimenterre, 14 frigos partagés libre-service ont été disposés dans différents lieux de la MRC de Rivière-du-Loup avec l’intention avouée de faire circuler certaines denrées reçues parfois en surabondance. «Voilà une belle raison de se lever le matin: sauver de la bouffe!» conclut Syndy.