Illustration: Marie Laliberté/Le Verbe

Cachez cette mort que nous ne saurions voir

On pourrait penser qu’après l’Halloween, tous les monstres sont rentrés au placard, mais non, une terreur subsiste: la mort. Bien que de plus en plus présente dans la sphère publique – aide médicale à mourir et population vieillissante obligent – elle est, paradoxalement, mise à l’écart le dernier moment venu. Les funérailles traditionnelles n’ont plus la cote, alors on se tourne vers d’autres types de cérémonies de fin de vie. Le programme est dans le nom: on y célèbre la vie… au point d’occulter la mort. Petite autopsie des rites funéraires.

Agathe Paradis rentre tout juste de France lorsqu’elle apprend que son père est décédé. Elle qui vient de passer trois mois à son chevet avec son fils de 3 ans, Joseph, doit vite repartir. «Le lendemain de son décès, mon frère m'a proposé d’exposer le corps de notre père dans la maison familiale pendant une semaine», témoigne la mère qui est d’abord hésitante. «Je me demandais si ça pouvait être traumatisant pour lui, mais en même temps, j’avais cette intuition profonde que non, et que c’était même une bonne chose».

Malgré des croyances divergentes, toute la famille s’entend pour l’exposition. Proches et amis viennent faire leurs derniers adieux au moment qui leur convient pendant la semaine et se rassemblent ensuite à l’église pour les funérailles.  

Marcel Dion et ses frères et sœurs, quant à eux, choisissent d’exposer les urnes de leurs parents pendant 24 heures au salon funéraire, la veille des funérailles. «C’était très important pour nous de revoir les gens qui avaient côtoyé nos parents, partage Marcel. Ils étaient connus dans leur village et on savait que beaucoup de personnes allaient vouloir venir leur dire au revoir». Il se dit très touché par le soutien de la communauté qui lui a «profondément réchauffé le cœur».

Des pratiques en voie de disparition

Les cas d’Agathe et de Marcel sont toutefois exceptionnels. Le salon Funera, par exemple, n’a reçu aucune demande d’exposition depuis son ouverture en 2020, et les clients demandent les funérailles à l’église dans 2 à 3% des cas seulement, estime le directeur, Paco Leclerc.

L’abbé Pierre Gingras, prêtre depuis 42 ans, observe le même phénomène. Il y a moins de deux décennies, il pouvait présider jusqu’à 125 funérailles par année. Aujourd’hui, c’est à peine 25. «Le Québec a mis tout ce qui est religieux de côté», raconte celui qui a été aux premières loges de tous ces changements.

«L’Église catholique est obligée de s’adapter. Par exemple, la crémation était interdite jusqu’en 1963, mais la demande était tellement grande – c’est, entre autres, moins cher et on n’a pas à attendre le printemps pour mettre en terre – qu’on a dû commencer à offrir ce service», explique l’abbé Gingras.

Traditionnellement, une fois les trois jours de veille achevés, les funérailles avaient lieu à l’église où la famille était entourée par l’ensemble du village. Tous se rendaient ensuite au cimetière paroissial pour assister à la mise en terre du cercueil, très souvent enterré dans le lot familial. «Tout le processus durait plusieurs jours et on prenait vraiment le temps de vivre la mort du proche, et ce, en communauté», observe Alain Bouchard, sociologue et chargé d'enseignement à la faculté de théologie et sciences des religions à l'Université Laval. «Aujourd'hui, il faut que ce soit un samedi après-midi, entre une heure et trois heures, on n'a pas de temps à perdre, on doit vite reprendre notre rythme normal», ajoute-t-il.

Dans beaucoup d’autres cultures, «il y a cette idée que l'âme se détache du corps dans un processus progressif, périlleux et effrayant pour cheminer vers l’au-delà. Il faut ainsi aider le défunt à partir par des rituels et des prières», rappelle l’anthropologue, chercheuse et enseignante en sciences des religions à l'Université de Montréal, Isabelle Kostecki.

«Aujourd’hui, on pense que ce temps qu’on prend avec le défunt est pour nous et pour bien vivre notre deuil. Certes, c’est vrai, mais ce n’est pas la raison première pour bien des sociétés dans le monde. On a ramené ça à la sphère individuelle et purement symbolique depuis la sécularisation [baisse de la pratique religieuse], mais en fait, ce rituel est d’abord pour le défunt. On a inversé les rôles», soutient l’anthropologue.

«Aujourd'hui, il faut que ce soit un samedi après-midi, entre une heure et trois heures, on n'a pas de temps à perdre, on doit vite reprendre notre rythme normal.» - Alain Bouchard

Pour Johanne de Montigny, psychologue du deuil aujourd’hui retraitée, tout rituel funèbre sert à faire une rupture entre le vivant et le mort, car «voir le corps permet de concrétiser la réalité et d’intégrer le décès pour mieux vivre la séparation et, de ce fait, son deuil». Elle déplore ainsi l’absence croissante de rituels dans les cérémonies de fin de vie et se dit perplexe devant ces deux nouvelles tendances: garder les cendres à la maison ou les disperser à l’endroit favori du défunt.

La psychologue est d’avis que, pour «célébrer la vie qui nous est encore donnée», il faut laisser les morts avec les morts, s’en séparer. Il est aussi nécessaire pour les vivants de pouvoir se recueillir à un endroit précis où l’être cher aura laissé sa trace dans l’histoire.

Pour Agathe Paradis, prendre le temps de veiller le corps est très bénéfique: «Ça a mis du soleil dans notre deuil, on a pu vivre ça tranquillement, dans la durée, ensemble ou seul, et dans une grande douceur. J’ai pu aller voir mon père quand je le souhaitais et non pas à la va-vite comme c’est parfois le cas dans les salons funéraires où tu as juste une heure pour te recueillir».

Une célébration du passé

Plusieurs facteurs peuvent expliquer la baisse de popularité des services funèbres traditionnels. Le premier est certainement la sécularisation de la société québécoise, selon les deux experts en sciences des religions. Mais au-delà de la croyance, ce changement de mœurs et de valeurs, qui s’est accéléré à partir des années 2000, a, selon eux, radicalement transformé notre façon de concevoir la vie, notamment la vie en communauté.

Alain Bouchard le présente ainsi : l’individu est dorénavant la référence et non plus le groupe. Cette nouveauté explique l’usage aujourd’hui répandu de l’expression «cérémonie de fin de vie». C’est l’existence passée de la personne qui est mise en avant, sa singularité, ses réalisations et son épanouissement personnels plutôt que son décès. «On trinque à la santé du défunt et on fait des bien-cuits comme s’il était encore avec nous», avance le sociologue. Il regrette que l’on souligne ces moments de manière plus individuelle que collective.

Isabelle Kostecki remarque également un certain déni devant les questions existentielles que pose la mort. «Traditionnellement, les rites funéraires étaient orientés vers l'au-delà, maintenant – dans la plupart des cérémonies de fin de vie – on pose un regard sur la vie passée du défunt, on regarde en arrière plutôt qu’en avant».

L’abbé Gingras rappelle que les funérailles à l’église célèbrent, elles aussi, la vie du défunt, mais surtout sa vie à venir, la vie éternelle. Pour Marcel Dion, bien qu’il soit tout à fait normal d’être triste, «la mort est un passage, un peu comme un accouchement. C’est une naissance et donc [les funérailles sont] aussi une célébration de la vie».

Regarder la mort dans les yeux

On troque le prêtre, la liturgie de la Parole et les prières catholiques pour un célébrant choisi par la famille, des textes inspirants ainsi que des anecdotes. On cherche des salles illuminées, modernes, avec des plantes, plutôt que le registre plus solennel des funérailles traditionnelles, selon Isabelle Kostecki.

Biographie, photographies, vidéos et musique préférée du défunt sont à l’honneur. Dans ces cérémonies, les costumes veston-cravate croisent les joggings-gougounes, on boit un verre à la santé du défunt et les traditionnels sandwichs peuvent être remplacés par le plus convivial – et moins cher – potluck.

On ne veut plus voir ni toucher la mort, alors on détourne notre regard d’elle en fêtant. 

«Les gens se tournent vers l'informel, le festif et l'expressif, remarque Johanne de Montigny. Je trouve ça très beau les cérémonies sur mesure, mais tant qu’on ne fait pas que la fête et qu’on peut parler de la mort». La psychologue est en effet inquiète devant la banalisation des émotions négatives dans certaines de ces cérémonies. Après la disparition de la dimension spirituelle, on semble maintenant assister à l’évacuation du deuil. Elle rappelle qu’il est important d’être capable de parler de la mort et de vivre toutes les émotions qui en découlent pour bien vivre ce processus essentiel.  

Isabelle Kostecki fait le même constat : «Les défunts disent de faire la fête et d’être joyeux après leur mort. Ils pensent rendre un service à leurs proches, mais c'est presque infantile, quelque part, de ne pas comprendre qu'il faut traverser les émotions normales du deuil pour le surmonter. C'est la seule façon». On ne veut plus voir ni toucher la mort, alors on détourne notre regard d’elle en fêtant. 

Si ces nouvelles cérémonies de fin de vie répondent à plusieurs besoins, il semble toutefois que l’absence de rituels conduise à une incompréhension du sens même de ces célébrations. Sommes-nous si angoissés devant la mort que nous devons maintenant la chasser des rites funèbres? En filigrane, un constat se dessine: il est nécessaire d’accepter sa finalité – et de regarder la mort dans les yeux – pour vivre pleinement. Et si une autre vie nous attend après celle-ci, s’y préparer peut être une surprenante source de paix.

Frédérique Bérubé
Frédérique Bérubé

Diplômée au baccalauréat en communication publique et à la maîtrise en journalisme international, Frédérique est passionnée de voyages, de rencontres humaines et, bien sûr, d’écriture. À travers ses reportages, elle souhaite partager des histoires inspirantes et transformantes!