Marie Laliberté/Le Verbe

Qui tient la chapelle mobile de l'autoroute 20?

On est tous un jour passés devant le Big Stop de Saint-Liboire. Mais tous n’ont pas remarqué la roulotte stationnée en permanence entre le champ de patates, le fleurdelysé démesuré, la voie ferrée et la rangée de pompes à essence. Cette roulotte, une chapelle mobile de l’organisme Transport For Christ, est pourtant là depuis quasiment 20 ans. Le Verbe est allé à la rencontre de Jacques Poirier, celui qui monte la garde, beau temps, mauvais temps.

C’est en 2014 que Poirier entre en service à la chapelle mobile du Big Stop. Il prend alors la relève d’un prédécesseur établi depuis 2007. Onze ans plus tard, il y est toujours, secondé par son épouse Carmen. Chapeau de cowboy, ceinturon, veste et bottes de cowboy, l’homme fitte dans le décor. L’intérieur de la roulotte frappe l’imaginaire avec ses murs en préfini tapissés de photos de camions et meublé de vitrines derrière lesquelles on peut admirer d’autres poids lourds, miniatures ceux-là. L’installation est munie d’une salle d’attente où l’on peut lire toutes les publications de Transport For Christ. Quelques plaques en bois fixées au mur agrémentent le tout, porteuses de messages sans ambages: «Jésus, enseigne-nous à te connaitre», «Merci, Jésus, de nous accueillir». Tout au fond se trouve un bureau où trônent deux fauteuils. C’est là, en toute tranquillité, que les camionneurs peuvent se confier.

Jacques les accueille, qu’ils soient en quête de sens ou d’un confident, au détour d’un voyage de nuit, de jour, d’une semaine, qu’ils passent Noël tout seuls ou qu’ils traversent une tempête de neige. À sa porte, il n’y a pas foule. Si la roulotte est bien dissimulée, il faut quand même une dose de courage pour y entrer. La grande croix rouge placardée à côté de la porte, le «Jesus is Lord» imprimé sur les garde-boues et le verset biblique écrit en lettres majuscules rouges sur tout le pan de mur arrière peuvent impressionner.

J’ai vu la misère

Sa rencontre avec Dieu, c’est au volant de sa camionnette que Jacques l’a faite. Alors qu’il s’en va jouer au hockey, il tombe sur un prédicateur de Sherbrooke sur la bande AM, qu’il ne syntonise pourtant jamais. C’est là, les deux mains sur le volant, qu’il comprend que Dieu est vrai. «Enfant, j'ai passé deux ans en orphelinat, puis deux ans dans un juvénat. C’était très religieux, mais j’ignorais qui était Dieu. On m'enseignait la religion, mais on ne m’enseignait pas à connaitre Dieu, ou qu’il était possible de le rencontrer personnellement.»

Durant ses 15 années comme chauffeur de poids lourd, Jacques voit et vit la misère des camionneurs. Mais comme Moïse, qui ne veut rien savoir d’aller sauver son peuple, il ne veut rien savoir de la chapelle. Pourtant, toujours comme Moïse, il finit par changer d’idée. Peut-être a-t-il entendu, lui aussi, Dieu lui dire: «J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu ses cris […]. Oui, je connais ses souffrances» (Exode 3,7). Qui sait?

«Aider les gars, oui, mais prendre en charge ce ministère? Jamais! J’avais une compagnie qui allait bien. J’ai dit à Dieu de passer à un autre appel. Bizarrement, c’est ce mois-là où, pour la première fois de ma vie, je n’ai pas fait de profit. J’ai même été obligé de sortir de l’argent de ma poche pour arriver. J’ai compris le message. J’ai dit à Dieu que, s’il voulait que je prenne ça en main, il devait s’arranger pour vendre ma compagnie, mes camions, pis toute! À 19 h, Carmen et moi, on mettait ça sur Kijiji. À 23 h, tout était vendu. C’était clair que c’était le projet de Dieu et pas le mien!» En l’écoutant, je me dis qu’il fait peut-être partie de cette longue lignée de prophètes un peu fous qui reçoivent ainsi la force d’aider leur prochain.

Manger de la manne

Si le Big Stop de Saint-Liboire est bien pourvu en services pour les camionneurs – fait peu commun au Québec, mais répandu dans le reste de l’Amérique du Nord, selon Poirier –⁠, il ne suffit pas de fournir des restaurants, des salons et des douches. Encore faut-il rassasier le cœur de tous ces hommes qui souffrent non seulement de solitude, mais d’incompréhension. «Souvent, ils se font traiter comme du poisson pourri par les clients. Tu arrives trop tôt, trop tard, tu ne te stationnes pas bien… Toutes sortes de raisons! Ensuite, sur la route, les automobilistes ne semblent pas être conscients qu’un camion-remorque, c’est comme une arme de destruction massive sur 18 roues…»

Bien des frustrations. Pour les déverser et les remplacer par un peu d’amour, de foi et d’espérance, il faut commencer quelque part. Ça se passe au salon des camionneurs, derrière le Tim Hortons. Sous la télé, Jacques a installé un présentoir en bois, bien fignolé, avec des feuillets, ainsi que le journal Good News for Life’s Highway. Après avoir lu l’une ou l’autre des brochures, c’est quelquefois «en cachette» que viennent les camionneurs. «Il y a tellement de préjugés par rapport à la religion!»

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Un temps pour chaque chose

Poirier sait que tirer sur une fleur, ça ne sert à rien. Elle ne poussera pas plus vite. Il y a un temps pour chaque chose, dit l’Ecclésiaste (3,1). C’est vieux comme le monde. Quand un routier arrive à la chapelle, il lui parle rarement de Dieu. «Faut pas tenter de convaincre. Si moi, j’arrive à convaincre le gars de quelque chose, en sortant d'ici, quelqu'un d'autre va le convaincre d'autre chose! C'est l'Esprit Saint qui convainc le mieux, parce qu’il fait vivre une expérience de l’amour de Dieu. Si on le laisse faire, ça reste pour la vie.»

À la chapelle, parfois, ça brasse. Il y a quelques jours seulement, un grand gaillard réapparait, tout défait, après deux ans sans donner de nouvelles. Il s’est empêtré dans une histoire avec une femme, même si Jacques le lui avait déconseillé. Elle est partie avec son argent, le laissant endetté de plusieurs milliers de dollars. Le gaillard veut voir Jacques, seul.

Son épouse Carmen part marcher, empruntant son petit sentier habituel à travers le champ de patates, fendant le parfum du fumier fraichement épandu. Prier, on peut faire ça partout. «Des fois, c'est lourd, confie-t-elle, mais ce n’est pas à moi ni à Jacques de prendre leur charge. Il faut tout donner au Seigneur.»

À Noël passé, un gars ravitaille son camion, à moitié habillé, au froid. «Un tough, confie Carmen en souriant. Je suis allée le voir et lui demander s’il voulait un cadeau. Il a regardé mon sac-cadeau et m’a dit: “C’est quoi, ça?” J’ai dit: “On est de la chapelle. C’est notre façon de vous remercier pour votre travail, surtout un 24 décembre!” Il a dit: “Merci. C’est le seul cadeau que j’aurai cette année. Ma femme vient de partir avec un autre, pis les enfants…”»

Quand il n’y a plus de mots – ou de cadeaux –⁠, Carmen et Jacques prient avec les gars. Parfois, il faut oser.

Quand le courant ne passe pas

Jacques me tend un minuscule tournevis. «Sais-tu à quoi ça sert, à part visser des vis?» «Aucune idée, cher.» Il explique, l’œil brillant, que, sur toutes les remorques, il y a une prise de courant que tu dois brancher pour allumer les lumières du camion. «Quand le courant ne passe pas, on peut le rétablir seulement avec ce tournevis-là. Eh bien, quand les gars repartent d’ici, je leur donne ce tournevis. Il y a mon numéro dessus. S’ils broient du noir, ils peuvent m’appeler.»

Il suffit d’un tournevis pour illuminer un camion. Il suffit parfois d’un aumônier, de sa femme et d’une chapelle pour traverser à pied sec une mer agitée, ou un désert routier.

Brigitte Bédard
Brigitte Bédard

D’abord journaliste indépendante au tournant du siècle, Brigitte met maintenant son amour de l’écriture et des rencontres au service de la mission du Verbe médias. Après J’étais incapable d’aimer. Le Christ m’a libérée (2019, Artège), elle a fait paraitre Je me suis laissé aimer. Et l’Esprit saint m’a emportée (Artège) en 2022.