Illustration: Marie-Pier LaRose/Le Verbe

Philippe Rousseaux, clown pour le Christ

Plonger dans les Saintes Écritures, un nez rouge flanqué au milieu du portrait: voilà une proposition antithétique ou, à tout le moins, insolite. C’est pourtant à ce curieux mariage que Philippe Rousseaux consacre sa vie, assez heureux d’ébranler ceux qui se prennent trop au sérieux et manquent l’essentiel. Son association Clown par Foi offre, dans plusieurs localités françaises, des stages qui visent à faire vivre la fécondité du dialogue entre la pratique du clown et la vie chrétienne. Rencontre avec un bibliste – ou un clown – pas comme les autres.

Ce n’est pas son terreau familial qui prédispose Philippe à s’engager sur ce chemin peu fréquenté de l’art clownesque chrétien: «Je ne suis pas du tout d’une famille artistique ni croyante, donc c’est un point de départ très loin de ce que j’ai fait après.»

Même s’il a grandi dans un environnement «où il n’y avait pas de livres» et où il «mangeait devant la télé», l’artiste me raconte qu’il est animé d’une grande soif de connaitre qui le pousse un jour à entreprendre de longues – et multiples – études. Mathématiques, théâtre, sciences de l’éducation… et pour couronner le tout, la théologie, quelques années plus tard. Et le clown, dans tout ça? «Pendant ma formation théâtrale, j’ai rencontré une amie qui m’a dit: “Tu devrais faire du clown; tu verras, c’est bien!” J’ai dit oui. Et le clown, comme c’est quelqu’un qui dit oui, bien ça y est, j’étais clown!»

Or, entre enseigner les mathématiques, former des enseignants, jouer Shakespeare sur les planches… et être clown, n’y a-t-il pas une chute de prestige? N’est-ce pas délaisser le sérieux pour s’abaisser au grotesque? Que gagne-t-on, finalement, à être clown? «Le bonheur», me répond promptement Philippe, comme s’il murmurait une intime évidence. «Le bonheur de jouer de ce qui nous arrive. Le clown, c’est quelqu’un qui est libre, d’une liberté incroyable.»

Aimer, c’est recevoir

Trois années après avoir découvert l’art du clown, coup de théâtre: la foi tombe sur Philippe sans crier gare. Et il l’accueille. De fait, il ne me dit pas qu’il s’est converti, mais bien qu’il a été converti. «Une amie à moi était allée faire une retraite spirituelle sur le thème “Dieu est amour”. Je vais boire un verre avec elle et on discute de ce qu’elle a vécu. Je lui pose cette question: “C’est quoi, l’amour?”– parce que, bon, je m’en fous un peu, mais l’amour, c’est intéressant, quand même», me relate-t-il, espiègle. «Et elle me répond en faisant un geste comme ça, du haut vers le bas: “Aimer, c’est recevoir.” Eh bien, un jour et demi après, je demande le baptême.»

Ce jour-là, il saisit qu’aimer véritablement ne nécessite pas seulement donner de soi, donner sa vie, même. Aimer, c’est aussi recevoir l’autre tel qu’il est, recevoir la vie telle qu’elle se présente… et surtout, recevoir sur soi «ce regard de feu d’amour de Dieu».

«On ne peut pas donner ce qu’on n’a pas reçu.»

Au cours des trois ans qui suivent ce grand retournement, Philippe place le théâtre et le clown en jachère. Il se fait cette réflexion: «Si un jour je vois un lien entre cette activité artistique et ma nouvelle vision du monde en tant que chrétien, je reviendrai dessus.» Dans l’intervalle, il gagne sa vie en formant des enseignants et poursuit avec enthousiasme sa découverte de la foi catholique. Puis, c’est lors d’une sieste sur sa chaise longue que lui vient l’intuition de ce qui lie intimement la personne du clown et celle du Christ. Des études supérieures avancées en théologie lui fournissent les fondations intellectuelles dont il sent le besoin. Parce que, quoique clown, il souhaite ne pas «raconter de bêtises» en la matière. En 2006, l’association Clown par Foi voit le jour.

«Le clown fait la même trajectoire que Jésus: il tombe, il meurt, il se relève.»

Folie pour les hommes

Que peut bien lui révéler l’épiphanie qui a interrompu son roupillon au soleil? Pour que je saisisse mieux les rapprochements qu’il fait entre la vie chrétienne et la vie de clown, l’artiste vient au secours de ma mince culture clownesque. Il m’apprend que le clown, par nature, n’est pas alourdi par son égo, il ne s’empêtre pas dans la conscience de lui-même. Ce n’est pas qu’il ne s’empêtre pas – dans le tapis, dans le trottoir, dans les normes sociales. Mais ses chutes ne le conduisent pas à se replier sur lui-même, elles le poussent au contraire à appeler à l’aide: «On ne devient clown qu’en criant au secours. C’est la même chose pour le chrétien: on ne peut pas être sauvé si on n’appelle pas au secours.»

«Le clown fait la même trajectoire que Jésus: il tombe, il meurt, il se relève», poursuit Philippe. «Jésus est celui qui est passé de Dieu à homme, puis d’homme, il est mort sur la croix. C’est la plus grande chute! D’ailleurs ça se dit “kénose” en grec, ce qui veut dire “anéantissement”. Donc le clown, c’est lui.» Il est vrai que la croix n’a pas été perçue comme sagesse, mais comme folie aux yeux du monde. Le Christ, comme le clown, n’est pas pris au sérieux.

Et ne pas être pris au sérieux, c’est tout un risque à courir pour l’égo. «Mon égo veut mériter l’amour. Il veut faire quelque chose pour être aimé. L’Évangile, c’est scandaleux, parce que là, on me dit: “Tu n’as pas besoin, je t’aime.”»

C’est dans cette expérience que sont plongés les stagiaires au cours des sessions Clown par Foi: «Le clown va sans arrêt rater. Les exercices sont faits pour ça; c’est d’ailleurs pour cette raison qu’on rigole beaucoup pendant une semaine, on n’arrête pas de rire, hein! Les exercices vont être ratés, ça va être difficile, on va jouer sans cesse, mais sans cesse on va recevoir des autres: “Ah! c’est trop bien, continue, développe, j’adore.”» Par des activités théâtrales où un psaume autant que la traversée de la mer Rouge sont mis en scène, les stagiaires entrent dans les récits bibliques à pieds joints. Ils expérimentent dans leur chair que ces textes ne sont pas des histoires mortes, mais qu’au contraire, ils sont porteurs d’un dialogue entre Dieu et l’homme, auquel ils peuvent donner vie par leur voix, leurs émotions, leurs corps, toute leur personne en somme. Dans tout ce que ça comporte d’imperfections, de ratés, mais aussi de vérité, comme en témoignent les personnages bibliques, qui n’attendent pas d’être irréprochables pour crier vers Dieu.

L’une des perles de sagesse de la pratique du clown, c’est qu’elle enseigne à ceux qui arborent la petite boule rouge qu’il vaut mieux être «vivant que présentable». Lorsque l’on tient plus fort à préserver son image qu’à vivre une relation vraie avec Dieu et les autres, on devient sa propre idole: «On veut paraitre comme il faut. On veut avoir l’impression qu’on est mieux que les autres. Comme c’est faux, alors forcément, on fait semblant.» On fait semblant parce qu’on a honte de ses limites, de son péché. Comme Adam et Ève, on se réfugie derrière des feuillages et on fuit le regard de Dieu.

De la servitude au service

Chez les quelques milliers de stagiaires qui sont passés par les sessions Clown par Foi de Philippe, c’est le mot «libération» que plusieurs emploient pour rendre compte de ce qu’ils ont vécu: «Et la libération – ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’Exode dans l’Ancien Testament et l’Évangile dans le Nouveau –, c’est passer de la servitude au service. Voilà. Et le clown nous entraine, à travers des jeux, à passer d’une servitude de soi-même – c’est-à-dire que ça pèse très lourd, un égo – au service de l’autre.»

«La miséricorde de Dieu, c’est comme ça que je la comprends: elle nous libère de la honte», insiste Philippe. «Bien sûr que si tu te rends compte que tu es aimé à ce point-là, tu vas faire des choses. Mais justement, pour servir!» Et non pour gagner l’amour. «Nous sommes faits à l’image de Dieu, ce qui signifie que nous sommes cocréateurs, au service de ceux que Dieu aime.»

Évidemment, si tout notre espace intérieur est occupé par le souci de nous-mêmes, il devient difficile d’entendre l’appel d’autrui ou de Dieu. Revêtir le clown, c’est se débarrasser de ce fardeau et accepter de prendre la vie plus au sérieux que sa propre personne: «Ce qui arrive est plus important que ce qui est prévu, en clown. Parce que ce qui arrive, c’est la vie. La vie est plus importante que mes projets.»

Mais embrasser la vie dans tout ce qu’elle est ne la rend pas exempte de croix. Et la croix ne signifie pas l’absence de joie. Le clown se réjouit d’exister alors même qu’il est en pleine galère. Il y a là quelque chose de l’attitude du Christ. Au terme de sa Passion, alors qu’il est suspendu au bois du supplice, Jésus prononce ces mots: «Tout est accompli» (Jn 19,30). «Voilà, j’ai fait mon boulot», paraphrase Philippe. «C’est la joie dans l’échec. La joie, ça déchire!»

Anne-Marie Rodrigue
Anne-Marie Rodrigue

Embauchée à titre de journaliste, Anne-Marie s’émerveille aisément. Diplômée en philosophie, elle est animée par un désir de créer des ponts entre l’univers des grandes questions et la vie bien incarnée de tous les jours.