
Les 50 ans du Verbe: Rencontre avec les fondateurs
Tenir un journal d'information chrétienne durant 36 ans, dans un Québec en pleine déchristianisation relève certainement de l’exploit. Manquer d'argent sans cesse, ramer à contre-courant de l'idéologie dominante, perdre son lectorat, le regagner, puis le perdre encore… À écouter Paul Bouchard et sa femme Évelyne Lauzier nous conter l'improbable épopée de l'Informateur catholique, on ne peut que constater ceci: la foi peut soulever bien des montagnes.
Début de l'histoire: 1969. Paul Bouchard, auparavant athée convaincu, découvre dans la foi chrétienne, plus que dans toute autre philosophie, des réponses à ses questionnements existentiels. Depuis ce jour, le désir de transmettre ce qu'il a reçu le poursuit. Quelques années seulement après sa conversion et complètement à rebours de son temps, il se décide. Il met les mains à la pâte et façonne les premiers traits d'un journal. Esprit vivant, ancêtre de l'Informateur catholique, voit le jour en 1975.
Au monastère
J'ai entendu cette histoire pour la première fois en 2012 au monastère des Petits frères de la Croix à Charlevoix, à l'occasion d'un séjour pour discerner si je vais entamer des études en journalisme. Lors de la retraite de silence, je me retrouve à contempler le spectacle magnifique d'un lever de lune énorme aux côtés d'une inconnue. Je décide de briser le silence sacré pour sympathiser avec elle. Je ne l'aurais pas deviné. Je suis en train de parler à la co-fondatrice de l'Informateur catholique, la revue que je feuilletais le matin même.
Un long dialogue s'entame et se poursuit le lendemain. Évelyne Lauzier, la femme de Paul Bouchard, allume un feu en moi. Parce que ce feu brûle aussi en elle. Encore, j'ose dire, même au bout de ses 70 ans. Cette femme, toute menue mais pleine d'énergie, me parle du feu de la parole, du feu de l'annonce, du feu de la vérité. Évelyne me livre ce jour-là le récit passionné d'une vie donnée, abandonnée au Seigneur. Et elle fait le poids dans la balance de mon discernement.
Joliette
Peu après ce déclic, je me retrouve en train d'écrire un article pour souligner le 40e anniversaire de fondation de la publication et je me rends à Joliette pour interviewer les fondateurs qui y demeurent.
Mon ami James accepte de m'accompagner dans ce périple. Dans la voiture, en route, je ne peux m'empêcher de sourire. Je repense au témoignage d'une journaliste chrétienne me racontant ses péripéties. Et me voilà incarner ce rôle pendant que je me rends chez elle pour l'interviewer!
À peine arrivés, la discussion démarre sans ambages. James s'interroge sur l'icône accrochée au mur et nous voilà en train de parler du mont Athos. Assis autour de la table, accueillis chaleureusement par de bons bols de soupe veloutée, l'entrevue n'est pas encore commencée que je veux déjà tout enregistrer.
Les histoires s'entremêlent, le verbe abonde, mais un détail retient d'abord l'attention: l'amour de Paul et d'Évelyne toujours bien palpable. Lui qui en a 80, elle 72 – James leur en donne pas plus de 60 – montrent l'exemple qu'il est possible de bien vieillir en couple. La première question se pose tout naturellement: comment vous êtes-vous rencontrés?
- Illustration : Caroline Dostie
Coups de foudre
En 1978, Évelyne travaille pour la grande entreprise de presse québécoise Quebecor Média. La rédactrice en chef d'un hebdo populaire, fraichement convertie, se plait de moins en moins dans cet univers qu'elle considère de plus en plus superficiel. Elle cherche donc des sujets propices à transmettre des valeurs chrétiennes sans choquer. C'est alors qu'elle tombe sur un article dans la presse, signé Jules Béliveau, chroniqueur religieux: «L'article parlait d'un Paul Bouchard qui tenait à bouts de bras un journal chrétien qui s'appelait Esprit vivant. Le journal vivait sans publicité, seulement grâce aux dons. Je me suis dit: ''Il me faut ce bonhomme-là''.»
Dès l'entrevue, Évelyne tombe sous le charme. «Je l'interviewe tant bien que mal, car on a eu le coup de foudre tous les deux. J'en avais le frisson. On a oublié l'assistant. C'était physique, spirituel, psychologique.» Paul renchérit avec des yeux pétillants comme si c'était hier: «Quand on s'est rencontré la première fois pour l'entrevue, t'es passé me chercher au bureau.»
« Ah oui! c'est vrai, t'as eu le coup de foudre avant moi toi!' », se rappelle Évelyne.
«Là, poursuit Paul, je l'aperçois du haut de l'escalier, appuyée contre une cloison, et j'ai su que c'était ma femme. Je l'ai vue telle qu'elle était avec son cœur, son âme, toute sa vie.»
Peu de temps après, Évelyne doit interviewer Dominique Michel pour un article. Le rendez-vous est annulé, mais on lui demande d'écrire l'article quand même, comme si la rencontre avait eu lieu. Évelyne refuse et démissionne. Elle se retrouve sans emploi, avec des bouches à nourrir. Puis surprise! Coup de téléphone. Au bout du fil, c'est Paul Bouchard. Il lui propose d'être la rédactrice en chef d'Esprit vivant. Vous devinez sa réaction?
L'espace et le journalisme
Paul lance Esprit Vivant en 1975. Il est seul, dans son bureau, à travailler du matin au soir. Mais pourquoi se démène-t-il autant?
Avant de fonder la revue, Paul travaille à la radio de Radio-Canada comme réalisateur à Chicoutimi. C'est là qu'il prend conscience de l'impact des médias sur les réalités sociales. «Quand je me suis converti, je me suis dit que si l'on voulait établir le règne de Dieu sur la terre, ça ne se ferait pas par des armes de guerre. Si les chrétiens s'exprimaient eux aussi par les médias, ils pourraient avoir assez d'influence pour façonner une nouvelle société.»
«L’inspiration du magazine vous est-elle venue du souffle du concile Vatican II?» demande James tout curieux. «Non, ça m’est venu de la conquête de la Lune» répond-il à notre grand étonnement. James et moi fronçons des sourcils en riant. «La conquête de la lune?» Paul avoue être un brin farfelu.
«Mon grand motif pour choisir l’athéisme quand j’avais 15 ans était que la science apportait des réponses plus crédibles que la religion sur l’origine de l’homme. Pour les gens de mon temps désireux de voir l’humanité vivre quelque chose d’exaltant, l’exploration de la Lune ouvrait des frontières. Que l’homme ait pu dépasser la gravité pour atteindre l’espace me fascinait.»
Tout ce contexte pousse Paul à imaginer des scénarios quelque peu saugrenus. Il pense à des hommes risquant leur vie pour faire un long voyage cosmique vers l'étoile la plus proche et les imagine en revenir. «Pendant des années, ils auraient été privé de sensations, auraient vécu une ascèse vraiment, auraient risqué leur vie et reviendraient sur une terre d'hommes vivant dans la guerre et la corruption.» Le problème du mal semble lui apparaître d'autant plus absurde qu'il le met en perspective.
Puis lui vient un «flash inouï». «J’ai vu l’évolution de la vie comme une maison de 4 étages: nous sommes au 3e, et le Christ, au 4e. Le but était d’annoncer que le Christ, c’est l’homme restauré, sommet de notre évolution. Comment faire pour fuir le marasme qui affecte l’homme? L'évolution pointait bien dans une direction. Pour moi, la seule issue était le salut qu’apporte Jésus-Christ.»
Paul se doit de l’annoncer. C’est pourquoi il travaillera du matin au soir et parfois même la nuit…
Coup d’envoi au Stade Olympique
«C’était tellement inouï comme découverte. Je me disais qu’il fallait que le monde le sache et qu’il changerait s’il le savait. J’ai eu l’intuition qu’il me faudrait commencer par essayer de le dire au travers d’un journal» raconte Paul.
- Illustration : Caroline Dostie
En faisant la couverture du premier congrès charismatique tenu à Rome en 1975, il donne ainsi éclat à l’œuvre qu’il tisse jusqu’alors dans l’ombre. Ce sera le premier vrai numéro. «Je voulais imprimer 5000 copies, mais je n’avais pas un sou pour payer l’impression au moment où j’ai donné le journal à l’imprimeur. Puis j’ai reçu rapidement 2000$ en dons, somme amplement suffisante pour couvrir les frais de l’impression. Pendant 2 ans, le journal était offert gratuitement à tous, mais se finançait par les dons.»
La vraie chiquenaude de départ se fait en 1977, au mémorable congrès charismatique national francophone qui attire 50 000 personnes dans le Stade Olympique de Montréal.
Selon Évelyne, Paul a un coup de génie… ou un coup de foi, à vous d’en juger. «Il est allé chercher quelque 12 000 abonnés partout à travers le monde en produisant un journal tabloïd de 32 pages durant la nuit. Des scouts étaient là le dimanche matin pour vendre les 20 000 copies imprimées. Les gens voulaient l’acheter, car ils faisaient partie de l’expérience qu’on voulait raconter. Il faut dire que c’était quand même un coup de foi. Imprimer un journal en prévoyant rembourser les frais d’impression avec l’argent de la vente. Mais il fallait le vendre.»
La souveraineté du Québec
Après avoir fini notre revigorante tasse de café, Évelyne reprend, toujours avec cette fougue de la parole: «Scruter l’actualité, en prenant comme grille d’analyse l’évangile, pour dire, discerner, dénoncer, informer, c’était ça la mission du journal. Puis il nous arrivait parfois aussi de faire des plongées en politique.»
On sent qu’Évelyne, en disant cela, vient d’ouvrir la boîte de Pandore.
Paul prend le relais: «Il nous est arrivé de prendre position pour le Oui au référendum de 1980. Ce qui nous a fait perdre beaucoup d’abonnés. C’est là que nous avons appris que la plupart de nos abonnés étaient libéraux.»
James et moi voulons savoir pourquoi ils ont tenu à défendre la souveraineté du Québec. Paul tire alors un livre de l’énorme bibliothèque qui attire mon regard depuis le début de la rencontre. J’imagine les nombreuses recherches entamées ici, par la lecture de ces micro-monuments de pensée. Le livre en question est écrit par Paul lui-même et s’intitule Chrétiens au Pays du Québec.
«Pour moi, raconte-t-il, le camp du Oui construisait quelque chose. Un sentiment d’appartenance et d’identité pouvait se faire à travers ce choix d’autodétermination. Si l’on demeurait fidèle à notre identité québécoise, on devenait déjà évangélisé en quelque sorte, puisque les valeurs de notre peuple sont basées sur l’évangile.»
Faute de revenu suffisant pour continuer, Évelyne et Paul doivent mettre la clé à la porte. «Puis un matin, ça sonne à la porte», raconte Évelyne. «C’est un député du parti québécois, le ministre Tardif. Il venait nous remercier d’avoir pris position pour le Oui. Il nous offrait 52 000$ pour relancer le journal, à condition qu’on en trouve autant. On était sur le chômage depuis 8 mois, on n’avait plus une cenne. Alors on a écrit à chacun de nos anciens abonnés fidèles pour leur dire ce qui arrivait. On a eu la somme qu’il nous fallait. C’est là qu’Esprit vivant est devenu l’Informateur catholique.»
Mais une deuxième secousse les ébranle. En 1983, il ne reste que mille dollars dans la caisse. Ils craignent le retour au chômage. Jusqu’à ce que Paul tombe sur un livre de René Laurentin, sur Medjugorje.
Pas un mot de croate
Il faut avoir à l’esprit qu’en 1984, les apparitions de Medjugorje ne font pas la manchette. C’est un phénomène encore très marginal, en dehors du feu des projecteurs. Évelyne et Paul tentent le tout pour tout. Ils décident de partir à l’aventure, au pays des Croates, dans l’espoir de rencontrer les voyants des dites apparitions. Ils font cette prière à la Vierge Marie avant de partir: «On va aller faire un reportage sur la terre où vous apparaissez, paraît-il. On ne parle pas croate donc si c’est vraiment le journal que veut votre Fils, faites que ça marche!»
Ils arrivent dans le village où habitent les voyants. L’endroit est désert. Évelyne se remémore: «Nous sommes les deux seuls journalistes dans le village, il n’y a personne. C’est le jour de Noël, nous sommes dans l’Église Saint-James, on admire une belle crèche tout en discutant. Paul est découragé et moi, en recherche, car on ne sait pas comment contacter les voyants. Puis quelqu’un nous tape sur l’épaule. C’était une petite religieuse de Londres, qui ne parlait pas français, mais qui le comprenait. Elle comprend que nous sommes des journalistes en voyage. Elle nous dit: "Je connais les voyants, si vous voulez, je peux vous servir de traductrice." Ça a commencé comme ça.»
Ils impriment un journal de 32 pages, réédité 4 fois. En tout, 40 000 exemplaires sont vendus. L’Informateur catholique n’est pas mort, il vit encore. Évelyne et Paul reviendront des années durant, en pèlerinage avec des groupes, en profitant de l'occasion pour couvrir des événements, comme la guerre des Balkans.
Évelyne Lauzier est un petit bout de femme qui en mène large. On le voit au type d’histoire qu’elle raconte. La journée où elle s’est faite journaliste de guerre par exemple, quand elle s’est rendu au front de la guerre des Balkans, heureusement lors d’une journée de trêve.
«On m’a fourni un jeep et une traductrice. J’ai vu des cadavres, des chars d’assaut renversés dans le fossé. Pourquoi laisser derrière eux vieillards, femmes et enfants seuls dans le village? Je voulais tout savoir: comment les soldats Croates vivaient leur foi au front, qu’est-ce qui les motivait, comment comprendre la notion de guerre juste, comment faire le lien avec les apparitions?»
L'hibiscus
Évelyne pointe du doigt le grand hibiscus au bout de la cuisine. «Il était haut de 8 pieds, mais on l’a coupé parce qu’un insecte l’a ravagé. Maintenant, regardez les belles feuilles qui repoussent. Le Seigneur a fait ça avec deux grands innocents comme nous. J’avais un an d’expérience en journalisme. Paul n’en avait pas plus. J’avais tellement peur, j’étais une grande timide.»
Pour le couple de journalistes, si l’Informateur catholique a tenu bon 40 ans, tel un hibiscus qui repousse quand on le coupe, c’est à cause de la prière. «Si je peux vous dire une chose du journal, résume Évelyne, c’est qu’on priait beaucoup. On avait la messe quotidienne, on priait les uns sur les autres, chaque numéro était remis à l’esprit.» Et pour le couple, ce fut un véritable chemin de sanctification. «Il fallait toujours faire table rase de nos rancunes, en tant que couple. L’esprit parle moins quand le cœur n’est pas en paix.»
Ce jour-là, autour d’une table à Joliette, les heures se sont écoulées, sans que James et moi les voyions passer. Parce que nous avons parlé de ce qui ne passe pas.
Un « échec » réussi?
Quand je demande à Paul le bilan de son expérience, il me donne une réponse tout à fait imprévisible. «Une vie tout entière d’échecs. Mais un échec bienheureux qui me place dans la pauvreté des Béatitudes.»
Étonnés, James et moi rions un peu jaune, tout en comprenant vaguement ce qu’il veut dire. James demande: «Un échec par rapport à l’évangélisation du Québec?» Paul acquiesce. Évidemment, il ne voulait pas seulement parler aux personnes déjà croyantes mais rejoindre des gens pour qui la foi ne fait pas sens.
Évelyne tente de rattraper le tir. «Je repense à Paul et c’est son portrait. Des joies incroyables et très sporadiques pour revenir dans l’échec, mais un échec aux yeux des hommes, car la Sagesse de Dieu est folie aux yeux des hommes.»
Selon la co-fondatrice, «l’Informateur catholique a apporté une goutte d’eau dans l’océan de ce qu’il y a à faire». Mais n’empêche que journal a peut-être touché des personnes de la «deuxième vague». «J’ai rencontré des gens me disant avoir découvert le Seigneur par l’entremise d’une personne venue en voyage avec nous par exemple. On ne sait pas parfois jusqu’où vont les graines que l’on sème.»
Oui, ils ont vécu dans l’angoisse intermittente d’être sans lendemain, mais ce fut pour Évelyne l’occasion d’apprendre l’abandon dans la foi. «Si tu veux te réaliser pleinement, il te faut passer par Celui qui t’a fait. Et régulièrement. Grâce à l’Informateur catholique, j’ai vu les paroles de l’Évangile s’accomplir dans ma vie et dans celle des personnes que j’ai rencontrées. J’ai interviewé des saints, des vrais.»
Puis Paul, l'air serein, tient tout de même à préciser sa pensée: «Quand je vous ai dit que toute ma vie était un échec, ça sonne comme quelque chose de triste, mais ce n’est pas le cas. Pour moi, c’est ça le vrai succès: la croix du Christ.»
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«Nous les jeunes, on tient le même discours que vous teniez il y a 40 ans au moment de fonder le journal.» Et James et moi nous faisons la remarque: «Le même discours… depuis 2000 ans dans le fond?»
«C’est toujours la même mission, annoncer l’Évangile. Mais les moyens de la réaliser sont différents» constate Évelyne. Et Paul ajoute: «Annoncer Jésus au monde, c’est une mission qui appartient à tous les chrétiens. Mais comme journaliste, il faut adapter son langage à son public. Il y a une délicatesse et un discernement encore plus important à faire pour être un journaliste qui veut regarder l’actualité avec les Béatitudes au fond du cœur.»
Ce jour-là, autour d’une table à Joliette, les heures se sont écoulées, sans que James et moi les voyions passer. Parce que nous avons parlé de ce qui ne passe pas.