
Ivan Illich, la conversion conviviale
Le téléphone nous isole, la voiture nous ralentit, l’université nous abrutit, les médicaments nous rendent malades. Cette expérience partagée d’un univers technique qui se retourne souvent contre nous, le philosophe et théologien Ivan Illich passe sa vie à tenter de l’expliquer. Sa critique de nos outils modernes remet en question notre modèle de développement construit sur le dogme de la croissance infinie. Portait d’un penseur iconoclaste qui nous appelle à une conversion écologique et conviviale.
Ivan Dominic Illich nait en 1926, en Autriche, d’un père croate catholique et d’une mère juive allemande convertie au christianisme. En 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale, lui et sa famille doivent fuir Vienne en raison des lois antisémites. Illich trouve refuge en Italie, où il participe à la résistance italienne. Après la guerre, sous l’influence du cardinal Montini, futur pape Paul VI, Illich s’inscrit à l’Université pontificale grégorienne de Rome pour devenir prêtre. Ordonné à 25 ans en 1951, il célèbre sa première messe dans les catacombes de Rome, où les premiers chrétiens de l’Antiquité se cachaient de leurs persécuteurs romains.
La même année, il traverse l’Atlantique afin de poursuivre des études supérieures à Princeton. Il sert alors comme vicaire dans une paroisse fréquentée par de nombreux immigrants portoricains. Sa popularité auprès des fidèles le conduit au poste de vice-recteur de l’Université catholique pontificale de Porto Rico.
Quatre ans plus tard, à la suite de désaccords politiques avec deux évêques locaux, Illich quitte l’ile des Caraïbes et se rend au Mexique, où il fonde en 1961 le Centro Intercultural de Documentación (CIDOC). Le centre se dévoue à la formation de missionnaires envoyés en Amérique latine par l’Alliance pour le progrès, une initiative de développement organisée par l’administration du président John F. Kennedy. Insatisfait d’un programme qu’il juge impérialiste, Illich résiste en enseignant à ses élèves dans une perspective d’inculturation, plutôt qu’en imposant des valeurs et des manières de faire occidentales. Ses idées à contrecourant lui attirent quelques ennuis avec la CIA et le Vatican; Illich décide alors de se retirer de ses activités sacerdotales afin de se consacrer avec plus de liberté à sa mission éducative. Il demeure néanmoins croyant et fidèle à son engagement au célibat jusqu’à la fin de sa vie.
L’apocalypse technocratique
Ses expériences en Amérique latine ont amené Illich à critiquer le développement de nos sociétés modernes. Est-il possible que le progrès soit arrivé à un point de rupture, où il commence à se retourner contre l’humanité? La crise écologique qu’il annonce de manière prophétique dès les années 1970 n’est que le présage selon lui d’une «apocalypse technocratique».
Illich croit en effet que nous sommes à un tournant de l’histoire dans notre rapport à la technique, passant de l’ère des instruments à l’ère des systèmes. S’étendant du Moyen Âge jusqu’à la fin du XXe siècle, l’ère des instruments repose sur l’utilisation d’outils distincts de leur utilisateur. «Un marteau, je peux le prendre ou le laisser. Le prendre ne me transforme pas en marteau. Le marteau reste un instrument de la personne, pas du système» (Illich, 2007). Mais avec l’arrivée des ordinateurs s’ouvre l’ère des systèmes où l’homme, incapable de s’en séparer, semble fusionner avec ses outils et se transformer en cyborg. Bien avant l'époque de l’intelligence artificielle, de la réalité augmentée et des métavers, Illich anticipe un monde où l’être humain se désincarne dans un univers virtuel qui occulte les limites de sa nature.
«À la menace d'une apocalypse technocratique, j'oppose la vision d'une société conviviale.» – Ivan Illich, La convivialité
Une société conviviale
Méditant sur les écrits d’Hugues de Saint-Victor, un chanoine du 12e siècle, Illich considère la technique comme un remède aux faiblesses de la nature humaine, marquée par le péché. Or, par définition, un médicament doit être limité ou dosé. Sinon, il nous intoxique. Ce point d’équilibre entre remède et poison, Illich le nomme «convivialité».
Pour Illich, un outil, une technique ou un système est convivial s’il enrichit les relations que l’être humain entretient avec lui-même, avec les autres, avec la nature et avec son Créateur. «J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes.» En opposant la convivialité à la productivité, Illich critique à la fois le communisme et le capitalisme dans leur obsession commune du bienêtre matériel et de sa croissance infinie. «La productivité se conjugue en termes d’avoir, la convivialité en termes d’être» (Illich, 1973).
Or, Illich constate que nombre de nos appareils et institutions contemporains ont dépassé le seuil de convivialité: ce n’est plus l’outil qui sert l’homme, mais l’homme qui est asservi par l’outil. Avec la Révolution industrielle, nous sommes passés de «l’outil actionné au rythme de l’homme» à «l’homme agissant au rythme de l’outil» (Illich, 1973). Nous sommes plus productifs en quantité de biens, mais plus destructifs en qualité de liens.
C’est ainsi que, sur un chemin pavé de bonnes intentions, la marche du monde moderne aurait engendré des machines et des mécanismes qui desservent leurs propres objectifs. Illich l’illustre dans une série d’ouvrages chocs où il remet en cause la plupart des «avancées» sociales du 20e siècle: les systèmes d’éducation (Une société sans école, 1971), de transport (Énergie et équité, 1973), de santé (Némésis médicale, 1975) et d’organisation du travail (Le chômage créateur, 1977; Le travail fantôme, 1981) ainsi que la théorie du genre (Le genre vernaculaire, 1983). Ses critiques, souvent à la fois hyperboliques et prophétiques, suscitent encore aujourd’hui bien des discussions et des oppositions.
L’institutionnalisation de la charité
Comment en sommes-nous arrivées à faire si mal en voulant faire si bien? Pour Illich, la cause ultime de ce renversement est à chercher dans la corruption du meilleur de tous les idéaux: la charité chrétienne.
Illich croit trouver dans la parabole du bon Samaritain l’idée centrale de la révélation chrétienne. En réponse à la question: «Qui est mon prochain?», Jésus fait tomber les barrières traditionnelles de l’éthique – nationalité, langue, richesses – qui séparent les hommes de leurs semblables. Désormais, en prenant moi-même soin concrètement d’un étranger, j’ai le pouvoir de devenir son prochain. La charité ne consiste pas en une aide à sens unique, mais en une relation réciproque qui transforme aussi bien celui qui donne que celui qui reçoit. On ne s’occupe pas d’un miséreux simplement pour respecter une règle morale, mais pour répondre à un appel, saisi de compassion par la souffrance de celui que l’on croise sur son chemin. C’est le célèbre passage de l’amour de la loi à la loi de l’amour qui caractérise le Nouveau Testament. Le péché n’est alors plus compris principalement comme la transgression d’une loi, mais comme le refus d’une communion.
Pour Illich, lorsque le christianisme devient la religion officielle de l’Empire romain en 380, la grande tentation est «de gérer et à terme de règlementer ce nouvel amour en fondant une institution qui le garantira, l’assurera et le protègera en criminalisant son contraire» (Illich, 2007). En désirant organiser la charité, on oublie qu’elle ne peut exister que sous un régime de liberté et de gratuité.
Illich soutient que la modernité n’est ni la réalisation ni la négation du christianisme, mais sa perversion. En cherchant à encadrer et à codifier l’amour du Christ par une surabondance de lois et de fonctionnaires, notre époque en est arrivée à trahir la charité en son nom même. Ainsi, les États modernes, avec leurs systèmes d’assistance et d’organisation de la vie sociale, détourneraient les êtres humains d’accomplir des actes d’amour personnels envers leurs prochains. C’est désormais au gouvernement, ou à un quelconque organisme «de charité», qu’il revient de prendre soin des miséreux et des migrants, plutôt qu’à moi, personnellement.
Avec l’institutionnalisation du bon Samaritain, on oublie que c’est grâce à une aide concrète à l’échelle individuelle que les préjugés sont défaits et les amitiés liées. L’étranger que j’ai accueilli chez moi ne sera plus jamais un étranger, mais un frère. À l’inverse, l’immigrant pris en charge par un programme gouvernemental demeurera toujours lointain, même aux yeux de celles et ceux qui ont voté pour ce programme et l’ont financé. Illich n’est évidemment pas contre toutes les institutions, mais contre leurs excroissances. Les premiers hôpitaux des ordres religieux au 12e siècle, par exemple, conservaient une certaine dimension conviviale.
Prophète de l’amitié
Comme tout prophète, Illich est à la fois extrêmement critique du monde qui l’entoure, et aussi plein d’espérance… dans la mesure où l’on accepte de se convertir. Cette conversion passe d’abord par une redécouverte de l’ascèse, pour mieux respecter les limites physiques et mentales de l’être humain. Le monde nouveau qu’il entrevoit n’est pas contre la technique, mais il la subordonne à la convivialité. Plus personnelle et communautaire, «une société conviviale est une société qui donne à l’homme la possibilité d’exercer l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils moins contrôlables par autrui» (Illich, 1973).
En 1980, Illich remarque qu’une tumeur se développe sur sa joue droite; il est atteint d’un cancer des glandes parotides. Par fidélité à ses convictions contre le système médical, il refuse tout traitement et se contente de fumer de l’opium pour atténuer la douleur. Durant 22 ans, il affronte le mystère de la souffrance jusqu’à son décès durant sa 77e année, le 2 décembre 2002.
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Lorsqu’il rassemblait ses étudiants pour converser, le professeur Illich gardait souvent une chandelle allumée sur la table. Cette bougie, symbole du Christ, signifiait que la véritable communauté n’est jamais refermée sur elle-même, mais toujours prête à accueillir. Car, disait-il, «qui aime son prochain l’aime en la personne du Christ».
Juif errant et pèlerin chrétien, comme il se qualifiait lui-même, Illich plaçait son espérance en l’Incarnation du Christ, qui ouvre une nouvelle dimension de l’amour, celle de la charité comprise à la manière d’une amitié. Quelques années avant de mourir, il confiait en entrevue: «Je crois que, si quelque chose comme une vie politique doit subsister pour nous dans ce monde de technologie, alors cela commence par l'amitié.»
POUR ALLER PLUS LOIN
Ivan
Illich, La convivialité, Paris, Seuil, 1973, 158 p.
Ivan
Illich, La corruption du meilleur engendre le pire, Arles, Actes Sud,
2007, 345 p.