Histoires en or

L’or est un métal rare, durable, prisé pour forger le jonc que l’on passe au doigt de l’aimé. Ce n’est pas un hasard si, pour célébrer 50 ans d’engagement, on parle d’un jubilé d’or. La relation, comme le métal précieux, s’est affinée, purifiée au fil du temps. Nul besoin d’être alchimiste pour trouver la recette d’une alliance pérenne: un prêtre, un couple et une religieuse racontent au Verbe comment ils ont été transformés depuis le premier jour de leurs vœux, dans le creuset d’un demi-siècle d’épreuves, de doutes et de foi.

Abbé Robert Champagne

  • Abbé Robert Champagne

Avant de devenir prêtre, le 11 mai 1974, Robert Champagne est fiancé. Il a 19 ans quand une discussion d’un soir chamboule la destinée du couple, ensemble depuis six mois. Robert raconte à son amoureuse que, petit gars, il voulait devenir prêtre. Et si cet appel revenait une fois marié avec elle? Elle préfère qu’il aille vérifier.

Entre le séminaire et le diaconat, il lui arrive de se remettre en question. Mais quand l’évêque l’appelle, il adresse cette prière au Ciel: «“Seigneur, si c’est ça que tu veux, je te donne mon oui.” Une fois que j'ai dit oui, je n'ai jamais douté. Il y a eu des moments difficiles, bien sûr, mais j'ai eu des grâces pour être capable de passer au travers», constate l’abbé Robert.

Travaillant comme prêtre diocésain dans les paroisses francophones du sud de l’Ontario, il œuvre sur plusieurs fronts. En plus d’exercer son ministère, il lutte pour la sauvegarde de la langue française en intégrant un conseil scolaire. «Si ce n'étaient les prêtres ou les religieuses, ça ferait longtemps que le français serait disparu. Dans mon petit village, c'est eux qui ont construit leur église, leur école. Les sœurs grises qui m’ont enseigné demandaient qui allait prendre la relève. Je disais que j’allais être là et je l’ai fait», affirme l’abbé Robert avec fierté.

Forces vives

Le jubilaire a pris une seule année sabbatique en 50 ans. Maintenant à la retraite à 75 ans, il me confie à la blague qu’il peut être enfin prêtre à temps plein, n’ayant plus l’administration des églises à sa charge. Son sabbat, il le trouve en Dieu, en le servant sur l’autel.

Il aimerait faire un jour le décompte du nombre de mariages, de baptêmes ou de funérailles qu’il a célébrés. Au rythme d’une messe par jour et de plusieurs par fin de semaine, on finit par ne plus compter. Dans ce feu roulant, la prière est son carburant: «Quand j’étais jeune prêtre, mon directeur spirituel m’avait dit que plus j’allais être occupé, plus j’aurais besoin de prier. C'est quelque chose que j'ai toujours gardé. Je me levais très tôt le matin pour être capable de le faire. La prière me donnait la force.» C’est cette force qui le tient en équilibre sur la corde raide des expériences humaines, comme le jour où il a dû présider les funérailles d’une maman et de ses trois enfants morts incendiés, juste après avoir célébré une première communion.

«Seigneur, si c’est ça que tu veux, je te donne mon oui.» 

Devant la mort

Au début de notre conversation, le père Robert m’apprend qu’il vit actuellement dans un cimetière. «Un cimetière?» Je m’assure de bien comprendre. «On fait du ministère auprès des gens qui enterrent les membres de leurs familles. J’aime dire à la blague que je ne suis pas encore enterré, que je vis toujours au-dessus de la terre. Je n’ai pas peur de la mort.»

La mort, il l’a vue de près le jour où son chien l’accueille en lui sautant au cou et les fait chuter ensemble deux ou trois mètres plus bas, au sous-sol, la porte derrière eux n’ayant pas été refermée. Il est transporté à l’hôpital inconscient. On craint pour sa vie. Ses paroissiens sont nombreux à prier, il reçoit les derniers sacrements. Juste avant l’opération, on lui annonce la possibilité qu’il soit en fauteuil roulant pour le reste de ses jours et doive réapprendre à parler.

«Je me suis dit: “OK, il faut que je l'accepte.” Je ressentais une chaleur à l'intérieur, ça me disait que ça allait bien se passer. Quatre mois plus tard, je reprenais le ministère en paroisse. Ça fait presque 10 ans de ça.»

C’est le cas de le dire, l’abbé Robert est prêt à mourir en paix, ayant prié tous les jours de sa vie pour la grâce d’une bonne mort. D’ailleurs, il célèbre la messe comme si c’était sa première, pour ne pas s’y habituer, mais aussi comme si c’était sa dernière.


Ginette a de la jasette. Pendant presque deux heures, j’écoute le récit de sa vie passée aux côtés de Benoît, qui acquiesce d’un mouvement de tête, complète ici et là par une parole ou deux, avant que Ginette reprenne de plus belle. Elle est une amoureuse de la culture et des lettres, lui un bricoleur et un farceur à ses heures. Ils se réjouissent d’être complémentaires.

Quand ils se sont rencontrés, il y a belle lurette, elle avait 20 ans, lui 24. Elle voulait un gars qui soit allé au cégep, pas un gars qui parle de «chars». Ça tombait bien, il sortait fraichement de la toute première cohorte de cégépiens, en 1967.

Toutes les fins de semaine, il roule une centaine de kilomètres pour aller visiter son amoureuse. Pendant 23 mois, il n’en rate pas une, même s’il fait tempête. La semaine, ils s’écrivent des lettres. Au bout de deux ans, le 22 juin 1974, ils se marient, enfin. Leurs dettes d’études ne les freinent pas. «On n’avait pas besoin de payer 3000$ pour se marier», lance Ginette.

Ginette et Benoit Leblanc

  • Ginette et Benoit Leblanc

L’amour qui se forge

Après cinq années de vie commune et un premier enfant, la passion n’est plus là. Ginette pleure sur l’oreiller, se demande si elle aime encore Benoît. Elle entend un sexologue comparer l’amour à une fusée: une fois qu’elle a décollé, on n’a pas besoin de la rallumer. Ça lui parle. Un élan nouveau traverse leur couple: «Il y avait autre chose. C’était différent, mais pas moins bon ni moins beau. C’est l’amour qui s’approfondit.»

À leurs noces d’étain, cependant, la flamme vacille à nouveau. Ils sont confrontés aux limites de l’autre. Alors qu’ils traversent ce creux, un leadeur de leur regroupement d’affaires leur parle de l’importance de croire en quelque chose de supérieur. «C’est comme si l’on m’avait dit que c’était correct d’être croyant. Après notre mariage, on avait mis le bon Dieu dans le garde-robe. Dans les années 1970, les gens quittaient l'église à pleine porte. On n’allait même plus à la messe de minuit», se souvient Ginette.

Après une tentative infructueuse de lire la Bible en entier, Ginette saute du Lévitique au Nouveau Testament. «Ce qui m'a rejointe est de voir combien Dieu nous avait aimés. J'avais le gout d'en parler, mais je ne savais pas comment faire.» Une voisine les invite à rejoindre leur équipe de préparation au mariage. «Ça a été une école de vie pour notre couple. On en a fait pendant 31 ans!» s’exclame Ginette.

«Un couple sans crise, ça n’existe pas.»

L’autre Amour

Les jubilaires l’affirment à plusieurs reprises: «Un couple sans crise, ça n’existe pas.» Ils évoquent leur 19e année de mariage, pendant laquelle leur entreprise est sur le bord de la faillite. Ils se demandent toutes les semaines comment payer l’épicerie, l’hypothèque. «Une chance qu'on s'aimait et qu'on avait la foi. Mon Dieu qu'on a prié pendant ce temps-là! J’ai dit à Dieu: “Même si on perd tout, il va me rester les enfants et Benoît, c'est le plus important. Fais ce que tu veux avec nous autres.”» Trois jours après, on lui téléphone pour lui offrir un contrat comme bibliothécaire, le temps qu’il faudra, jusqu’à ce que Benoît trouve le travail qu’il gardera jusqu’à sa retraite.

Mais leurs horaires de travail finissent par les éloigner l’un de l’autre, leur intimité s’étiole. Pendant leurs vacances, le constat est clair: ils n’ont plus rien à se dire. Ginette entend parler de la semaine Cana, une semaine de retraite spirituelle pour couples donnée par la communauté du Chemin neuf, où l’on se parle en vérité.

Sept ans plus tard, on peut les apercevoir arborant le tablier de service au sein de cette même communauté, où ils sont maintenant engagés. «Avec le recul, on voit comment le Seigneur nous préparait», me dit Benoît. Lors de leur voyage de noces, ils sont hébergés dans cet endroit, qui n’est alors qu’une simple auberge touristique à Rawdon. Cinquante ans plus tard, c’est dans ce lieu transformé en maison de prières qu’ils renouvèlent leurs vœux pour rendre grâce à Dieu.


Sœur Odette Nault 

  • Sœur Odette Nault

Sœur Odette Nault a 76 ans, mais sa contemplation de l’Éternel semble avoir épargné son visage du vieillissement propre au monde d’ici-bas. Serait-ce l’effet du coup de foudre dont elle me parle? «Je suis toujours en amour, j’en vis», me dit la sœur québécoise en mission au Pérou.

Odette n’a pas vécu de conversion rocambolesque ou de rebondissements incroyables dans sa vie. Enfant, elle sait déjà qu’elle veut devenir religieuse, à l’exemple de ses enseignantes. D’ailleurs, à l’époque, il est commun que des jeunes filles entrent en religion, à l’aube de leur vie adulte. À son noviciat, il y en a une dizaine comme elles qui n’ont pas encore 20 ans.

Elle fait ses premiers vœux dans une communauté de sœurs hospitalières, avant de vivre un déchirement. À la rencontre des Sœurs dominicaines missionnaires adoratrices, elle sent un appel dans son appel, plus profond. Après un nouveau noviciat, elle prononce ses vœux perpétuels, le 5 juin 1975.

Les deux pieds dans la misère

La mission en Haïti, où elle passe 22 ans avant de s’envoler pour l’Amérique latine, la bouleverse. Elle accueille les plus pauvres d’entre les pauvres, qui vivent dans la rue. «Les pauvres ne s'accrochent pas à des choses inutiles, ils n'ont même pas le nécessaire. Pour eux, le nécessaire, c'était leur foi, le Bondyé. Moi, ça m'a dépouillée», confie sœur Odette.

«Je les écoutais et je les soignais quand ils étaient malades, étant donné que j'étais infirmière auxiliaire. Quelqu’un arrivait avec une infection, je lui donnais des antibiotiques. Beaucoup d’entre eux mangeaient des aliments insalubres et se retrouvaient avec des vers dans les intestins. Je me suis battue pour leur trouver de la nourriture, pour les habiller, pour les chausser. Mais quand tu travailles pour les autres, le Seigneur t'aide.»

Au contact de l’indigence, elle est témoin des miracles de la providence. Tandis que son sac de riz arrive à épuisement, elle demande à Dieu de pourvoir. Ses yeux se remplissent d’eau quand elle me le raconte: un jour, elle remarque que son sac se remplit à mesure qu’il se vide. Il y a du riz à profusion, pour que tous mangent à leur faim.

«Je suis toujours en amour, j’en vis.»

Porter sa croix

Je demande à sœur Odette comment on réagit devant autant de souffrances. Comment garder l’espérance chrétienne, comment ne pas sombrer dans la révolte?

Elle me raconte alors que, dans les années 1950, l’Abitibi est une terre hostile pour sa famille de cinq bouches à nourrir, son père ayant perdu son emploi. Leur vache laitière leur permet de survivre. «Maman nous faisait du blanc-manger: du lait épaissi avec de la fécule de maïs. On en mangeait matin, midi et soir», se remémore sœur Odette. Même si elle souffre de la faim, c’est surtout voir ses parents s’aimer qui la marque.

«Toute vie a des croix. On peut porter la croix en récriminant, en chialant, pour le dire en québécois, ou l’offrir. Le Seigneur nous demande de la porter avec lui. L'amour et la souffrance, ce sont deux choses qui vont ensemble», pense sœur Odette.

L’Amour qui lui permet de tout traverser, elle le trouve en Jésus-Eucharistie. C’est le message qu’elle annonce depuis 18 ans sur les montagnes du Pérou.

Sarah-Christine Bourihane
Sarah-Christine Bourihane

Sarah-Christine Bourihane figure parmi les plus anciennes collaboratrices du Verbe médias ! Elle est formée en théologie, en philosophie et en journalisme. En 2024, elle remporte le prix international Père-Jacques-Hamel pour son travail en faveur de la paix et du dialogue.