
Écrire le réel avec le journaliste Frédérick Lavoie
Saguenéen, Frédérick Lavoie quitte son bout de pays pour en découvrir d’autres. Devenu journaliste international, il réalise des reportages dans une trentaine de pays. Se qualifiant d’écrivain du réel, il rapporte ses histoires, malgré les contraintes de son expérience sur le terrain, tant dans la presse québécoise que sous forme d’essais. Le petit dernier, Troubler les eaux, sort du lot. Ici, c’est la façon communément admise de pratiquer le journalisme qu’il remet en question. Celui qui partage sa vie entre l’Inde et le Québec met en lumière les angles morts du quatrième pouvoir. Rencontre avec un pionnier de l’introspection journalistique.
En 2017, Frédérick obtient une bourse importante. Son projet: raconter les histoires houleuses que le peuple bangladais entretient avec l’eau, entre les inondations fréquentes, les déversements et les contaminations de puits. Une série d’articles pour le quotidien Le Devoir voie le jour, mais le livre Dompter les eaux, qu’il prévoit écrire, est remis en question.
Dans ce livre qu’il renonce à écrire, Frédérick aurait pu rapporter de belles citations poignantes. Celles de pêcheurs témoins des ravages de l’industrie pétrolière dans leur rivière nourricière. Celles de femmes et d’enfants affectés lourdement par l’arsenic contenu dans l’eau de leur puits. Celles de Rohingyas traumatisés par l’ignominie des violences subies.
«J’avais l’impression latente de ne pas avoir rencontré les gens que j'ai rencontrés. Il y avait une distance qui restait entre moi et eux. Pourtant, j'avais le matériel traduit pour faire comme s’il n’y avait pas eu de distance, mais ça ne collait pas avec mon expérience du terrain. C’est là que les questions ont commencé à émerger», me répond Frédérick, quand je le questionne sur les origines de ce changement de cap.
Pour le reporter, le pouvoir des guillemets ne saurait rendre compte de la réalité d’un terrain ni droit ni égal, mais bien escarpé. Il a le sentiment d’arriver inopinément dans la vie d’inconnus qui ne savent pas qui il est. Interrompant leurs tâches quotidiennes, il constate leur manque d’intérêt à s’engager dans une conversation. Il se questionne: certains adaptent-ils leurs réponses afin d’obtenir de l’aide pour améliorer leur sort? Ne parlant pas leur langue, il ignore dans quelle mesure les réponses sont rapportées fidèlement par son traducteur.
Point d’observation
Dans Troubler les eaux, Frédérick Lavoie explique qu’il n’est pas en mesure de déterminer «ce qui [lui] permettrait de prétendre avoir été juste à l’égard de ces gens, à la hauteur de [ses] principes». Quand je lui demande quels sont ces principes, il me répond sans hésiter: le plus important d’entre eux est «l’honnêteté radicale dans la représentation du réel».
Cette honnêteté n’opère pas selon une méthode fixe. Elle se traduit par une forme d’introspection continue. «Sur le terrain, on actionne notre âme et notre conscience», nous confie-t-il, avant de souligner comment nos biais cognitifs sont en partie déterminés par notre point d'observation. Pour Lavoie, c’est un leurre de croire que le journaliste parle depuis nulle part, comme un narrateur omniscient. L’auteur se veut critique d’une prétention à l’objectivité journalistique qui, à la manière d’un gratte-ciel dominant l’espace, étend l’ombre de son autorité sur le réel. Pour lui, le journaliste n’a jamais une vision absolue de la réalité, comme s’il la regardait de haut. Il n’a pas accès à la vie intérieure de cet autre qu’il rencontre furtivement. Il serait malhonnête de se prétendre neutre. Il doit admettre qu’il parle depuis quelque part, ce qui n’est pas sans impact sur ses interactions avec les autres. Et s’il avait mené ses entrevues avec un enfant? S’il n’avait pas d’enregistreuse? S’il appartenait à la culture bangladaise? Quelle version du récit aurait-il racontée?
Ouvrir des brèches
«Je ne suis pas un narrateur non fiable, parce que j’essaie d’être le plus fiable possible. Je suis un narrateur faillible. Quand je suis capable de voir les failles et d'exposer mon incapacité à tout expliquer, je donne une certaine liberté au lecteur de construire sa propre vision de la chose. Mon but, c'est de lui donner la teinte des lunettes avec lesquelles je lui présente la réalité», soutient Frédérick.
Selon lui, plus un journaliste est loin de son sujet d’un point de vue culturel, plus il a le devoir de se mettre en scène dans l'article et de donner au lecteur les clés pour voir les erreurs possibles dans l’analyse qu’il fait de la réalité.
Qui plus est, un reportage gagnerait même à inclure le lecteur, en lui montrant qu’il est lié plus qu’il le croit aux réalités socioéconomiques paraissant aux antipodes. Il en tente l’expérience dans son reportage «En Inde, la bourse ou la vie», en contestant le lien entre la responsabilité financière des Canadiens et l’appauvrissement de la population indienne durant la crise sanitaire.
«Au lieu de simplement parler des pauvres qui sont donc pauvres, ça permet à mon sens une connexion encore plus pertinente avec le lecteur. Il ne s’agit pas de culpabiliser les gens, mais de leur dire: même si vous n'avez aucune idée de ce qui se passe à l'autre bout de la planète, vous êtes aussi reliés à cette réalité», soutient l’auteur.
L’auteur se veut critique d’une prétention à l’objectivité journalistique qui, à la manière d’un gratte-ciel dominant l’espace, étend l’ombre de son autorité sur le réel.
Le réel en vaut la peine
Lorsque la guerre en Ukraine éclate en février 2022, Frédérick est mandaté par le journal saguenéen Le Quotidien pour en faire la couverture. On lui donne carte blanche en plus de couvrir ses dépenses. En très peu de temps, les médias occidentaux déploient les grands moyens pour alimenter leurs cycles d’information en continu. La tentation de s’arrimer sur les récits dominants et la recherche constante de scoops est forte. Mais le journaliste indépendant ne veut pas rapporter une version romancée et sensationnaliste d'un conflit, laquelle version ne tiendrait pas compte du fait qu'à la base, la guerre a un «caractère fondamentalement indécent». Il décide de loger chez une amie en Pologne plutôt que dans un hôtel. Il renonce à se payer un chauffeur et une voiture de location. Son expérience au Bangladesh lui a appris qu’il était préférable d’apprendre à se débrouiller pour sortir des arcanes officiels, fouler le terrain et donner une voix aux rencontres fortuites. La logique de rendement, bien présente dans le monde des médias, commande de suivre un chemin balisé pour économiser du temps et des ressources financières. Mais c’est parfois dans un détour que de nouveaux détails surgissent et enrichissent le regard, quand on accueille le réel tel qu’il se présente, dans une attention désintéressée.
«Si tu arrives à un endroit en te disant que tu sais ce que tu vas chercher, il n’y a plus de place pour laisser émerger les choses qui vont être vraies et intéressantes, parce que surprenantes», exprime Frédérick, qui a finalement couvert cette guerre sous un tout autre format narratif.
La place du mystère
Le quatrième pouvoir a cette tendance fâcheuse selon l’auteur à «écraser les manières de voir, de sentir, de toucher, de gouter» qui ne cadrent pas avec la manière de hiérarchiser les faits à transmettre. En témoigne le choc des rencontres au Bangladesh. Un fait quantifiable aussi banal que l’âge d’une personne ne revêt pas la même importance pour ce peuple qui le connait approximativement que pour un patron de presse qui en cherche l’exactitude.
«Ce n’est pas dire que les faits ne sont pas importants, qu’il ne faut pas essayer de les établir. C'est dire que notre vision de ce qu'est un fait important n’est pas la même que celle de quelqu'un d'autre. Pour moi, le réel est plus large que les seuls faits. Il y a les impressions, les émotions, les temps morts, un geste. C’est de tout ça que je veux rendre compte dans mes récits», partage l’écrivain.
Frédérick Lavoie pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Tel un Socrate du journalisme, il invite à le pratiquer dans un certain état d’esprit, pour le renouveler de l’intérieur et ainsi l’ouvrir au mystère, au sacré. Cette dimension de la sacralisation, il aimerait que le journalisme «domestiqué» la retrouve en revenant à un état de nature.
«Le mystère, c'est une quête éternelle parce que tu sais que tu n'y arriveras jamais. Mais c'est ce vers quoi tu dois tendre, parce qu’il y aura toujours des choses à dénouer, sans arrêt. Le mystère, il vient avec l'humilité», confie Frédérick, qui est d’avis que le quatrième pouvoir gagnerait à s’abaisser et à redonner de la hauteur à cet autre à rencontrer.




