Safe space

Il faut au seuil de cet article que je pose un trigger warning, car je vais parler de safe space. Le trigger warning, il convient de le dire en français, est l’avertissement qu’on lance, d’après une «pédagogie saine», avant d’aborder un thème qui risque de heurter les sensibilités délicates; quant au safe space ou «espace sécurisé», il désigne précisément le refuge qui permet à la personne émotionnable d’éviter l’exposition au thème potentiellement traumatique: le racisme, le transgenre, l’islam, le PSG… Mais que se passe-t-il si, à cette liste qui s’allonge sans cesse, j’ajoute le safe space lui-même? Énorme trigger warning entouré de lampes rouges clignotantes! De fait, si le safe space devient une menace, où trouver un safe space pour s’en protéger?

Je m’explique. La logique du safe space présuppose l’existence d’un monde traumatisant. Ce sont les voleurs qui imposent le coffre-fort, les coups d’épée qui exigent l’armure, la tempête qui requiert le havre. Au moment même où je me dis: «Ouf! me voilà à l’abri», j’avoue qu’au-delà de ma bulle s’étend à perte de vue un enchevêtrement d’embuches. Je ne m’épargne les risques de l’immensité que par l’étranglement de l’espace.

Deuxième problème: plus je m’accoutume à un environnement d’ouate et de feutre, plus je deviens douillet. Le paysan livré aux intempéries ne s’enrhume pas facilement. L’habitué des tiédeurs tombe malade au moindre courant d’air. Sans doute ne s’agit-il pas de s’endurcir, mais, à ne vivre que dans des espaces sécurisés, le ramollissement est quasi inévitable. Je sais, bien sûr, que nous sommes à une époque où il est de bon ton de faire «l’éloge de la fragilité». Doit-on la cultiver pour autant? Le verre de cristal est-il meilleur s’il se brise dès le début du toast?

Je cite Proust pour le troisième problème: «Sous toute douceur charnelle un peu profonde, il y a la permanence d’un danger.»

Hélas, nous sommes de tels enfants gâtés que c’est au moment où nous risquons de la perdre que nous considérons la valeur d’une chose: «L’homme sort pour un duel qui va se dérouler dans des conditions particulièrement dangereuses; alors lui apparait tout d’un coup, au moment où elle va peut-être lui être enlevée, le prix d’une vie de laquelle il aurait pu profiter pour commencer une œuvre ou seulement gouter des plaisirs, et dont il n’a su jouir en rien.» Le safe space nous endort et nous fait perdre non seulement le caractère précieux de chaque instant, mais aussi la gloire que l’on ne saurait avoir sans traverser le péril.

Enfin, le safe space part d’un préjugé selon lequel l’ennemi est toujours extérieur. Et s’il se jouait des murs? Si la retraite était précisément le lieu où nous nous enfermons avec lui? Les moines du désert le savaient mieux que quiconque. Le siècle était devenu trop lâche pour faire encore des martyrs. Il fallait chercher l’héroïcité ailleurs. Aussi fuyaient-ils le monde moins pour éviter ses tentations que pour aller lutter contre le diable. Leur cellule était une arène. Maxime le Confesseur le rappelle dans ses Centuries sur la charité: «Plus ardu est le combat avec les images qu’avec les choses extérieures, tout comme pécher en pensée est plus facile que pécher en action.» J’emporte partout avec moi mes mauvais penchants. Que la tanière soit des plus étanches, et le démon est plus à son aise pour me murmurer à l’oreille.

Fabrice Hadjadj
Fabrice Hadjadj

Fabrice Hadjadj est philosophe et dramaturge. Il dirige l’Institut Philanthropos, à Fribourg, en Suisse.