Les grands arbres

Notre gros bâtard d’érable est tombé. Je ne dis pas bâtard pour l’insulter, on ne doit jamais rire des morts. Je dis bâtard parce que c’était, semble-t-il, un érable à Giguère; une essence banale qui pousse comme de la mauvaise herbe.

C’est arrivé le soir de la Saint-Jean. Grosse tempête. Autant de feuilles d’érable qui s’effondrent au sol sous un vent de fête nationale québécoise… certains pourraient y voir un présage.

J’y ai surtout vu un soleil caniculaire de fin d’été qui plombe franc sud, sur les heures ouvrables.

Désormais, si au mitan du jour
j’ose m’aventurer dans notre cour
sans ombre, le soleil cuit
la couenne de mon chef dégarni.

J’y ai bien vu aussi la lune, l’autre soir, qui sortait de l’horizon encore toute rouge. «Beaucoup de sang a dû couler cette nuit», dirait Legolas dans Le Seigneur des anneaux. Je dirais plutôt que beaucoup d’arbres ont dû cramer pour que la fumée empourpre les astres de la sorte.

L’arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui brule.

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Dans les années 1990, ça chantait fort dans les colonies de vacances: «Pour faire un arbre, Dieu que c’est long!» Je me demande si ce hit de Hugues Aufray a su résister aux lois sur la laïcité qui tapissent maintenant notre (tentative de) vivre-ensemble.

Si je tiens à avoir un peu d’ombre avant d’atteindre l’âge de la retraite et de devoir vendre la maison, nous devrons planter un nouvel arbre. Je ne pourrai pas tirer sur les branches pour qu’elles poussent plus vite. Contrairement à presque toutes les autres sphères de ma vie où je consomme les biens et les maux sans délai, en horticulture, je dois attendre.

Même la (ma) vie spirituelle a fini par être contaminée par cette logique consumériste. Je cherche un livre qui m’apaisera. Je veux que ce moment de prière ou de contemplation soit efficace. J’aimerais que cette spiritualité me réconforte. Très bien. Mais les ombres, le mal et la souffrance reviendront. Il me faudra alors un nouveau produit, une nouvelle philosophie de vie, pour les vaincre, les éliminer, les fuir.

En peinture, les ombres ont leur fonction. Par contraste, elles permettent aux zones lumineuses de briller encore davantage.

Dans Les Grands arbres du peintre Marc-Aurèle Fortin, les verts des feuillages se juxtaposent en teintes diverses. Par un jeu de clair-obscur qui trompe l’œil, on en vient à deviner le soleil et le vent, pourtant absents sur la toile.

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Il ne se passe pas une semaine sans qu’un grand média occidental publie un reportage sur le regain de foi chez les jeunes milléniaux et ceux de la génération Z. Certains s’étonnent. D’autres cherchent simplement à comprendre le phénomène.

Ces jeunes s’intéressent soudainement à l’Église que leurs parents et grands-parents ont rejeté, pour y avoir vécu des souffrances, des ombrages… ou simplement de l’insignifiance. En revanche, leurs enfants y rencontrent ce Christ qui est passé maitre dans la technique du clair-obscur en traversant, au cours d’un seul weekend, les ténèbres les plus sombres avant de resplendir dans la plus éclatante des lumières.

Ils n’y trouvent pas seulement une méthode de méditation, de bienêtre personnel ou un art de vivre éthique et écoresponsable, mais un tronc millénaire, bien solide malgré les tempêtes, auquel ils peuvent s’accrocher pour vivre leur foi avec d’autres vieilles branches.

Antoine Malenfant
Antoine Malenfant

Animateur de l’émission On n’est pas du monde et directeur des contenus, Antoine Malenfant est au Verbe médias depuis 2013. Diplômé en sociologie et en langues modernes, il carbure aux rencontres fortuites, aux affrontements idéologiques et aux récits bien ficelés.