Expliquer le mal

Le mal est souvent évoqué pour nier l’existence de Dieu. C’est l’objection la plus spontanément avancée par la plupart des sceptiques. Même lorsque d’autres arguments sont mis de l’avant, le problème du mal demeure l’objection fondamentale qui sous-tend la position. Des croyants bien intentionnés offrent souvent une réponse qui, quoique vraie, a une portée limitée. Si l’existence du mal ne nie pas celle de Dieu, comment l’expliquer?

Un Dieu bon et tout-puissant ne devrait pas permettre le mal. Puisque le mal existe, Dieu n’existe pas: c’est l’objection nommée «problème du mal». Les réponses à ce problème sont les théodicées.

La liberté humaine

La théodicée la plus connue est fondée sur la liberté. Pour que la bonté existe, elle doit être librement choisie, sinon elle est artificielle. Nous devenons des automates, comme des robots sans âme, incapables de choisir une bonté réelle. Le mal étant la conséquence de l’absence du bien, comme l’obscurité est une absence de lumière, il n’est pas nécessaire au bien qui lui préexiste. La liberté, toutefois, implique la possibilité de choisir — ou pas — le bien.

L’existence du mal n’est ainsi pas en contradiction avec la bonté de Dieu. Des créatures libres peuvent refuser de choisir le bien, et le mal qui en découle entraine des souffrances.

Jusqu’ici, la théodicée est valide. Elle ne couvre pas les causes non humaines du mal telles que les maladies, les prédateurs ou les catastrophes naturelles, mais elle permet de comprendre pourquoi un Dieu parfaitement bon crée un monde dans lequel on trouve le mal et la souffrance.

Le problème de l’injustice

Mais s’il faut pouvoir choisir le mal pour choisir une bonté réelle, est-il également nécessaire de pouvoir infliger des souffrances injustes à des victimes innocentes? Tant que l’ampleur de l’injustice est limitée, il peut sembler inévitable que nos mauvais choix causent parfois des souffrances à d’autres personnes. Mais quand l’injustice atteint une intensité extrême, les explications deviennent aberrantes.

Pour illustrer cette aberration, j’avance l’exemple de l’esclavage sexuel des enfants puisqu’il est affreusement scandaleux, tant par les sévices commis que par le nombre de victimes. Des millions d’enfants sont violés et battus à répétition pendant des années et certains d’entre eux sont même assassinés avant d’atteindre l’adolescence.

Est-il nécessaire que Dieu permette cette injustice afin que nous puissions choisir le bien?

Devant l’horreur, une tentative d’explication révèle surtout la froideur morale d’une approche où les syllogismes abstraits prévalent sur le vécu humain le plus viscéral. C’est une posture idéologique qui soumet la réalité à nos idées, au lieu de forger nos idées à partir de la réalité. Ne tentons pas d’expliquer le mal aberrant.

Une théodicée peut expliquer pourquoi le monde créé par Dieu n’est pas parfaitement bon, mais elle n’explique pas tout le mal qu’on observe dans le monde.

Le mystère et l’espérance

Les chrétiens se sentent parfois tenus d’expliquer le mal. Pourtant, nous pouvons admettre que le mal est un mystère inexpliqué.

Dans la Bible, le problème du mal est surtout abordé par le Livre de Job, et sa conclusion n’est pas moins frustrante que catégorique : les humains ne peuvent pas comprendre. Pour comprendre le mal, il faudrait être capable de «commander au matin» et de «montrer sa place à l’aurore», comme l’Éternel lui-même.

Le problème du mal n’est pas davantage résolu par le Nouveau Testament. La révélation chrétienne n’explique pas le mal, elle lui répond. Cette distinction pourrait vous laisser perplexes, mais le Catéchisme de l’Église catholique (par. 309) la développe simplement ainsi:

«Si Dieu le Père Tout-puissant, Créateur du monde ordonné et bon, prend soin de toutes ses créatures, pourquoi le mal existe-t-il? À cette question aussi pressante qu’inévitable, aussi douloureuse que mystérieuse, aucune réponse rapide ne saura suffire. C’est l’ensemble de la foi chrétienne qui constitue la réponse à cette question : la bonté de la création, le drame du péché, l’amour patient de Dieu qui vient au-devant de l’homme par ses alliances, par l’Incarnation rédemptrice de son Fils, par le don de l’Esprit, par le rassemblement de l’Église, par la force des sacrements, par l’appel à une vie bienheureuse à laquelle les créatures libres sont invitées d’avance à consentir, mais à laquelle elles peuvent aussi d’avance, par un mystère terrible, se dérober. Il n’y a pas un trait du message chrétien qui ne soit pour une part une réponse à la question du mal.»

Là où l’argumentaire philosophique vise à expliquer l’inaction de Dieu face au mal, le message chrétien consiste à témoigner de l’action de Dieu en réponse au mal. Cette action n’est pas celle que les sceptiques attendent, mais elle procure un réconfort immense à ceux qui souffrent.

Répondre au lieu d’expliquer

En effet, le christianisme se déploie surtout parmi les populations souffrantes. Autant à ses origines, parmi les plébéiens de l’Antiquité romaine, qu’aujourd’hui, en Afrique et en Asie, la foi chrétienne est accueillie par des populations qui ne jouissent pas du confort et de la sécurité. Les groupes privilégiés ne sont pas ceux qui se convertissent en masse.

La foi chrétienne n’est pas une échappatoire où l’on se berce d’illusions joviales en occultant le mal. Elle est plutôt la source à laquelle on puise la force morale requise pour résister au désespoir malgré l’omniprésence du mal.

Quand je fais valoir ce point, les sceptiques me répondent que la foi chrétienne constitue ainsi une béquille psychique sur laquelle s’appuient ceux qui souffrent. Toutefois, cette nouvelle objection renverse le problème du mal: on ne croit pas en Dieu en dépit du mal, on y croit en raison du mal! C’est une tout autre question, et je n’y répondrai pas ici. Je me limite à démontrer à quel point la posture chrétienne est différente de celle des croyants qui essaient d’expliquer l’inaction de Dieu face au mal.

Pour les chrétiens, Dieu agit d’une manière réelle et grandiose. C’est pourquoi, à travers les cultures et les siècles, des peuples affligés par la souffrance ont trouvé l’espérance dans la foi chrétienne.

Pour les chrétiens, la réponse au problème du mal ne se trouve pas dans les explications philosophiques, elle se trouve dans l’histoire du salut. En prenant chair, Dieu lui-même a souffert avec nous et pour nous. Sur la croix, le Christ a pleinement embrassé la souffrance humaine jusqu’à s’écrier: «Mon Dieu! Mon Dieu! Pourquoi m’as-tu abandonné?» (Mt 27:46) On ne comprend pas pourquoi Dieu permet la souffrance, mais on sait qu’il est intimement solidaire de celle-ci.

La puissance de Dieu ne se manifeste pas en supprimant la souffrance. Elle se manifeste plutôt en lui donnant un sens, en offrant une espérance au bout de celle-ci. Le mal demeure un mystère terrible, mais on reçoit la grâce de l’affronter et même de trouver la joie au cœur de la souffrance.

Sylvain Aubé
Sylvain Aubé

Sylvain Aubé est fasciné par l’histoire humaine. Il aspire à éclairer notre regard en explorant les questions politiques et philosophiques. Avocat pratiquant le droit de la famille, son travail l’amène à côtoyer et à comprendre les épreuves qui affligent les familles d’aujourd’hui.