
Ctrl + F
Les thèses, les articles et jusqu’aux dissertations d’étudiants désormais fourmillent de références. Chacun cite à tour de bras. Chacun roule sur sa pente anthologique. Le monde semble connaitre une épidémie d’érudition. Pour étayer son propos, un texte sur le rugby convoque à la barre (ou au ruck) rien de moins que Flaubert, Rabelais et Thucydide. Les citations s’enchainent de près, enfilées comme sur un collier de perles ou piquées l’une à côté de l’autre comme sur une planche de papillons. — C’est l’effet « Control + F ».
Jadis, il fallait lire in extenso. Vint le premier péché : le sommaire, puis l’index. Vous pouviez ne plus lire, mais picorer. Le livre n’était plus du temps, où les choses s’ordonnent l’une après l’autre, mais de l’espace, où tout est simultanément présent, et il vous était loisible de piocher ceci ou cela comme à la grue attrape-peluches. Vous sautiez directement à l’index (rerum ou nominum). Il se situait à la fin de l’ouvrage, signe qu’il n’y avait plus un commencement orienté vers une fin, une histoire, une narration (fût-elle conceptuelle), mais des informations à requérir selon notre préalable projet.
Au discours se substitue le mot-clé, seul digne du moteur de recherche (car la recherche est motorisée afin d’éviter le temps perdu). Un moteur de recherche a besoin d’une séquence binaire repérable. Il procède par computation numérique, non par interrogation sémantique. Vous tapez « fleur » dans le Finder, vous avez toutes les occurrences du mot « fleur » dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Bien sûr, il vous est encore nécessaire de fabriquer l’armature dans laquelle introduire toutes ces mentions avec un air d’exhaustivité. Comme vous vous êtes contenté de fragments, il s’agit moins de lecture que de ventriloquie. Vous faites dire à ces phrases ce que votre propre contexte réclamait par avance. Vous n’avez cherché que ce que vous aviez déjà trouvé.
Chaque citation aurait mérité un ample commentaire dont vous êtes incapable. Vous avez quitté l’ordre syntaxique (celui de la parole méditative) pour l’ordre parataxique (celui des mots-clés juxtaposés). C’est qu’il ne convient plus de s’arrêter. La lecture était un dispositif de recueillement; ce système de référencement n’est qu’un dispositif de fuite. Selon Hugues de Saint-Victor, la lectio devait conduire à la meditatio, et la meditatio à l’oratio – c’est-à-dire à une interprétation si personnelle qu’elle se change en prière. Selon Control + F, la lectio est fastidieuse tant les « documents » à lire sont dorénavant médiocres et ne sollicitent pas le rythme de notre souffle ni la chaleur de notre voix; il n’est donc plus question de méditer, mais d’exploiter ou de se divertir. Les choses sont des matériaux ou des spectacles, jamais les créatures d’un Verbe qui imposerait le recueillement. Quant à la prière, elle est toujours là, sous forme de revendication horizontale – au bureau des réclamations.
C’est donc comme si toute la littérature passée fuyait pêlemêle des tuyaux crevés de la culture. J’en parle ainsi parce que, l’autre jour, à une brocante, je suis tombé sur un livre que je ne cherchais pas : La fuite devant Dieu, de Max Picard. Pourquoi l’ai-je pris ? Pourquoi l’ai-je lu d’une traite ? La providence avait-elle appuyé sur le raccourci « Contrôle Fabrice » ? Voilà qu’un essai paru en 1936, d’un grand penseur que je méconnaissais, est venu me surprendre et me stopper dans le sauve-qui-peut de la recherche automatique, laquelle n’est que fuite devant cet Éternel qui n’a de cesse de nous chercher.