
Devenir un homme
Ces vers désormais célèbres sont de Rudyard Kipling, écrits cinq ans avant la mort de son fils, fauché à l’aube de ses 18 ans, en 1915. Plus de cent ans plus tard, ce poème est encore une référence pour qui veut représenter l’idéal masculin. Cet homme est droit, fidèle, patient, juste, doux, courageux, prudent, persévérant, vrai, humble, miséricordieux, et j’en passe!
Ce n’est pas sans ironie que l’un des opus de la série Mission impossible reprend un extrait de ce texte. L’homme dépeint par Kipling est utopique. Voir détruit tout l’ouvrage de sa vie et, sans dire un mot, se mettre à rebâtir? Vraiment?
Un seul pourrait prétendre à tous ces hauts faits. Un homme divin, sans aucun doute. Le Fils par excellence. Jésus, le Christ. Mais pour le quidam, le fils ordinaire, le commun des mortels emprisonné dans la chair, que reste-t-il de ce poème, sinon l’amertume de celui qui poursuit l’inaccessible étoile?
Le chemin des pères
En fait, il existe bien certaines routes qui permettent d’approcher cet idéal, un pas à la fois. Parmi celles-ci, le chemin de la paternité se démarque. Dans le renoncement à soi-même que demandent les petites et grandes épreuves quotidiennes, l’homme peut librement se découvrir. Il se dépouille et tend de plus en plus vers cet horizon en apparence inatteignable. En mettant de côté son égo et son orgueil, il fait la place au Fils qui, dès lors, peut se révéler en lui. Il devient peu à peu ce qu’il doit être. Il remplit pleinement sa mission, s’il veut bien l’accepter.
Et ce chemin de braises ardentes n’a rien de théorique. En font foi certains exemples réels tirés des dernières semaines à la maison.
Si
tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;
Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;
Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot ;
Si
tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;
Si tu sais méditer, observer et connaitre,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maitre,
Penser sans n’être qu’un penseur ;
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant ;
Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors
les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un homme, mon fils.
C’est le moment de la prière avant le souper. La petite L., en marge de la propreté, m’indique qu’elle a une envie pressante. Il n’en faut pas plus pour éveiller le guerrier en moi. Je me lève d’un bond, plein d’espoir, la saisit prestement sous les bras et l’amène, haletant, vers la salle de bain. Pauvre fou… il est déjà trop tard! Alors que l’enfant est bien en l’air, les jambes pendantes, une belle crotte libre se fraye un chemin dans le pantalon et glisse sournoisement par une des deux pattes, s’échouant au sol dans un bruit mat. Toujours dans mon élan, j’avance le pied droit, lequel se dépose précisément à l’endroit de la chute, dans la bouse fraiche. Je glisse et m’étale de tout mon long. Aie pitié de moi, Seigneur! Donne-moi la patience et l’humilité.
Je suis fatigué après une journée éreintante. Pour une raison futile, je me mets en colère d’une manière démesurée contre l’un de mes fils. Je suis injuste avec lui et je me sens immédiatement coupable, mais je ne vois pas d’issue à ce marasme dans lequel je me trouve. J’envoie les enfants jouer dehors, incapable de me supporter moi-même plus longtemps. Alors qu’il se prépare pour sortir, ce même fils vient me trouver, vieux grinch ruminant et maugréant. Il me lance candidement, sans aucun ressentiment: «Je t’aime papa!» Je veux pleurer. Je ne mérite pas cela. Saint Joseph, prie pour moi!
C’est l’heure du coucher. Je viens de mettre les plus petits au lit, me projetant déjà dans le confort d’un divan, assis tout contre mon épouse dans le silence du soir. Lorsqu’enfin je pose mon précieux fessier, je soupire de contentement. Toute une journée de sauvageries et de grincements de dents pour atteindre ce moment précis de tranquillité. Je suis bien. Serait-ce cela, la sainte paix? Or, à peine suis-je installé, qu’un cri retentit! «Une araignée géante dans ma chambre! Viens me sauver, papa!» Oh, misère… Aie pitié de moi, Seigneur! Aide-moi à donner ma vie.
Les pipis nocturnes, les repas-tornade, l’ingratitude, les sacs de farine éventrés, les langues de vipère, les troisièmes petits déjeuners, les lifts incessants, les hurlements de Nazgûl, les justiciers autonomes, le lait renversé, l’adolescence, le vomi sur les tapis, les crises du bacon, le sac d’école qui traine malgré les demandes quotidiennes… Saint-Joseph, prie pour nous! À l’instar de saint Thomas More: «Ne permets pas que je me fasse trop de souci pour cette chose encombrante que j’appelle moi.»
Et cela, tous les jours. Jour après jour. À l’école des pères, les garçons qui deviennent des disciples du Fils sont en voie de devenir des hommes. «Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la trouvera.» Pour le reste, que le Seigneur nous vienne en aide!