Illustration : Louis Roy

Entrevue avec Michael O’Brien: raconter des histoires qui sauvent

Romancier canadien à succès, Michael O’Brien est célèbre non seulement pour son esprit créatif, mais aussi pour sa réflexion approfondie sur ce qui fait une bonne et véritable histoire. Né à Ottawa en 1948, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages. L’un des plus connus, Père Elijah ― Une apocalypse, faisait récemment l’objet d’une adaptation en bande dessinée. Admirateur de Tolkien et critique de la saga Harry Potter, Michael O’Brien a accepté de répondre à nos questions pour éclairer l’influence déterminante des récits sur nos vies.

Le Verbe: Avant d’entrer dans vos histoires, j’aimerais qu’on parle un peu de la vôtre… Jeune homme, vous étiez agnostique, voire athée, mais vous avez décidé d’embrasser le catholicisme à l’âge de 21 ans. Pourtant, à la même époque, une majorité de vos contemporains faisait le chemin inverse et quittait l’Église. Qu’est-ce qui vous a attiré vers la foi chrétienne?

Michael O’Brien: Ma conversion a été semblable à celle de saint Paul: soudaine et totalement inattendue. À cette époque, je lisais beaucoup de romans et de philosophie existentialistes, ainsi que des livres de divers courants périphériques de la «spiritualité» New Age. Cela m’a conduit vers une obscurité intérieure croissante, parfois du désespoir — l’aspiration de ce que j’appelle «le vide». C’est une miséricorde singulière de Dieu qui a brisé le marasme de mensonges et de péchés dans lequel je m’étais enlisé depuis des années.

En un instant, j’ai rencontré un être radicalement malveillant, un démon qui m’a paralysé d’une terreur absolue et qui a cherché à me dévorer. Alors que je n’avais pas prié depuis des années, un grand cri a jailli du plus profond de mon âme: «Ô, Dieu, sauve-moi!» Le démon a reculé lorsque j’ai dit cela. J’ai alors récité toutes les prières dont je me souvenais depuis mon enfance, en particulier en invoquant le saint nom de Jésus. Plus je priais, plus il reculait.

Cette rencontre avec un mal radical a été accompagnée d’une grande grâce: la connaissance parfaite que tout ce que l’Église m’avait enseigné sur l’histoire du salut, la foi, la nature de Jésus est, en fait, la réalité. D’un seul coup, j’ai vu toutes les manières dont j’avais été trompé par le péché et l’erreur, et comment je m’étais trompé moi-même. Une lumière est entrée en moi, apportant la paix et la certitude que l’amour divin est infiniment plus puissant que le mal. C’est ainsi qu’a commencé un pèlerinage de foi qui se poursuit encore aujourd’hui, plus de 55 ans après ma rencontre sur le «chemin de Damas».

Vous avez passé une partie de votre enfance dans les Territoires du Nord-Ouest, où vous avez vécu dans une école résidentielle du gouvernement canadien à Inuvik. Vous avez dû résister à plusieurs tentatives d’agression sexuelle et avez été à la merci des violences physique et émotionnelle d’un surveillant de dortoir pendant une année entière. Comment ces blessures ont-elles marqué votre vie et vos récits?

Les trois années que j’ai passées dans les pensionnats, surtout la première lorsque j’avais 13 ans, ont été une intense concentration de souffrances. Pendant cette période de ma vie sont apparus plusieurs thèmes qui ont contribué à façonner mon travail créatif ultérieur.

Le premier de ces thèmes est le mystère de la souffrance. Elle a le potentiel de nous déformer terriblement en nous forçant à un abandon malsain, à l’isolement et à la déshumanisation. La souffrance anéantit tout sentiment de valeur. En revanche, avec la grâce, nous pouvons trouver l’espérance et la guérison à travers le pardon, puis avancer vers de nouvelles dimensions de compréhension et de compassion.

Un autre thème est la confrontation humaine avec le mystère de l’iniquité qui met tout à l’épreuve en nous. Mais nous pouvons sortir des ténèbres pour vivre plus librement dans l’espérance et la confiance en la victoire ultime du bien.

Vous avez commencé à écrire en 1977, à l’âge de 31 ans. Même si vous avez dû attendre près de 20 ans avant une première publication, en quoi vos expériences de vie ont-elles influencé votre art de raconter? Et jusqu’à quel point un auteur devrait-il s’inspirer de son vécu pour raconter des histoires?

Aucun philosophe, romancier ou maitre spirituel n’a jamais su expliquer de manière satisfaisante le problème du mal. La seule réponse à l’assaut que le mal fait subir à l’être humain est la parole qui nous a été envoyée en Jésus. C’est Dieu lui-même qui souffre et meurt sur la Croix pour nous et avec nous à chaque instant, jusqu’à la consommation des temps. Ainsi, la Croix et la Résurrection sont des thèmes centraux, sous diverses formes, dans tous mes romans, parfois imaginaires, parfois expérientiels, mais, je l’espère, toujours fidèles à la vie. Bien sûr, un auteur peut certainement puiser dans ses propres expériences et intuitions pour créer une œuvre de fiction, car nous vivons dans un univers incarné — nous ne sommes ni pur intellect, ni pur esprit, ni pure imagination.

De plus, un écrivain doit toujours garder à l’esprit que l’imagination est une vaste scène de théâtre, sur laquelle de nombreux drames peuvent être joués, donnant une forme visible à des vérités qui nous sont souvent invisibles (et parfois à des mensonges). Dans l’imagination, il y a des inspirations données par le Saint-Esprit et les anges de Dieu, mais aussi de fausses «inspirations» provoquées par des esprits malveillants. D’où la nécessité pour les écrivains (et les artistes de tous les domaines) de discerner soigneusement ces questions: «Quelles sont les sources de cette histoire que j’écris? Que communique-t-elle? Est-ce un récit qui conduit le lecteur vers la vie ou vers la mort?»

«Les histoires vraies indiquent la véritable identité de l’homme et la destination éternelle pour laquelle il a été créé.»

Votre femme Sheila et vous avez six enfants et, à ce jour, 15 petits-enfants. J’imagine que vous leur avez raconté bien des histoires! Qu’est-ce qui distingue une bonne d’une mauvaise histoire ou, devrais-je dire, une vraie d’une fausse histoire?

Deux de mes ouvrages non romanesques traitent précisément de cette question: A Landscape with Dragons: The Battle for Your Child’s Mind et Harry Potter and the Paganization of Culture. Dans le cadre de cette brève entrevue, je peux seulement dire qu’une bonne histoire est une histoire qui ouvre l’esprit et le cœur du lecteur à la grande aventure de l’existence. Elle le fait sans y injecter de faux messages en cours de route, des tromperies dans des déguisements fictifs qui déformeraient sa compréhension de sa propre nature humaine et du sens de la vie.

À l’inverse, les histoires vraies indiquent la véritable identité de l’homme et la destination éternelle pour laquelle il a été créé. Bien sûr, un roman, une nouvelle ou un film n’a pas besoin d’être ouvertement catéchétique ou didactique, tant qu’il reste fidèle à l’ordre moral de l’univers, dont parle J.R.R. Tolkien dans son célèbre essai, Du conte de fées. De telles histoires attirent le lecteur vers la grande aventure de l’existence et, ultimement, vers la joyeuse cosmologie de la vérité.

Les jeunes se tournent de plus en plus vers des mondes fictifs ou virtuels (Marvel, Fortnite et Minecraft, par exemple) pour échapper à la morosité ou à l’absurdité apparente du monde qu’on leur propose. Comment la littérature peut-elle leur redonner le gout du réel ― et même de la transcendance ― au lieu de nourrir une simple fuite dans l’imaginaire ou un divertissement aplanissant?

La littérature peut allumer de sains désirs en racontant des histoires qui suscitent l’émerveillement dans l’esprit et l’imagination du lecteur. Malheureusement, une grande partie de la littérature fantastique contemporaine stimule plutôt les sensations fortes à bas prix. Elle sature l’imaginaire et ne le conduit nulle part, sinon vers l’égo, l’obsession et la dépendance. Les lecteurs doivent se poser ces questions: cette histoire injecte-t-elle en moi des mensonges, alors même qu’elle me récompense par des plaisirs? Mélange-t-elle des poisons subtils avec des vérités? Redéfinit-elle le bien et le mal? Ou bien m’élève-t-elle et me rend-elle plus noble? M’ouvre-t-elle les yeux et m’aide-t-elle à vivre la dignité et l’héroïsme authentiques auxquels Dieu m’appelle? 

Ce genre d’histoires semble de plus en plus rare. Traversons-nous une crise de la narration? Avons-nous perdu le gout ou l’art de bien conter?

Dans le domaine de la culture contemporaine, qui est tellement dominée par le mercantilisme et des représentations dégradantes de l’humanité, nous pourrions trop facilement penser que le gout et l’art de raconter de bonnes histoires ont été perdus. Mais ce n’est pas le cas. Il va sans dire qu’il y a un tout un flot d’écrits brillants qui circule dans le monde, mais c’est comme un fleuve large d’un kilomètre et profond d’un centimètre. Il n’est pas infusé des grâces vivifiantes que l’art véritable nous donne toujours.

N’oublions pas que l’instinct de raconter des histoires est un don universel inscrit dans notre nature — présent dans tous les peuples, toutes les races et toutes les époques. Il peut être corrompu, mais il ne peut jamais être éradiqué. Je crois qu’une partie de la guérison de la culture actuelle commencera lorsque des écrivains courageux se tourneront vers les sources authentiques de l’inspiration, et commenceront humblement à créer dans un esprit d’amour et de vérité, comme un tout unifié. Ils doivent le faire sans compter, sans compromettre leurs dons afin de « réussir » en termes mondains, et en demandant l’aide divine tout au long du chemin.

Quand on lit ses paraboles, Jésus se révèle être un excellent conteur. Comment pouvons-nous raconter à notre tour de manière crédible l’histoire du salut aux hommes et aux femmes de notre temps, qui peinent à croire au surnaturel?

Malheureusement, l’effet d’aplatissement de la culture contemporaine a réduit dans l’esprit de beaucoup le vaste domaine de la métaphysique à un simple concept, à une fantaisie ou à une fable dépassée. C’est le résultat du bannissement généralisé de la métaphysique authentique de la culture et, alternativement, de sa corruption théologique. En réalité, nous sommes immergés dans un océan de mystères à la fois immanents et transcendants, qui relient le ciel et la terre. Si les hommes contemporains doivent redécouvrir leur véritable identité, ils auront besoin de l’aide de ce que certains critiques littéraires ont appelé le «réalisme transcendant», le «réalisme profond» et le «réalisme contemplatif».

«Chaque personne peut changer le cours de l’histoire en se changeant elle-même.»

La littérature doit présenter une vision plus large de l’existence que la vision du monde tragiquement rabougrie du matérialisme ou de ce qu’on appelle l’«humanisme séculier». Pour commencer, les écrivains de foi devraient prier sans cesse pour recevoir des grâces cocréatrices de Dieu, afin de devenir ses instruments pour réintroduire la véritable histoire de la nature humaine et le drame inépuisable de l’existence.

Cinq de vos 17 romans se déroulent dans une ambiance apocalyptique. Comment expliquez-vous notre fascination commune pour la fin du monde?

Les films et les romans sur les catastrophes mondiales, les scénarios apocalyptiques et postapocalyptiques abondent dans notre culture. Ce phénomène est, je pense, une manifestation des intuitions profondes de l’âme, malgré l’absence de la vision prophétique plus claire donnée dans les Saintes Écritures. Privées de la lumière de la révélation divine, même les races et cultures prébibliques avaient de telles prémonitions sous des formes mythologiques.

À notre époque d’apostasie généralisée, ces histoires prennent la forme d’aventures médiatiques déformées, qui non seulement extériorisent nos peurs du futur, mais proposent des solutions. La technologie, l’intelligence, les muscles, des réflexes rapides, des pouvoirs extraordinairement effrayants et des bravades vulgaires nous sauveront, proclament-elles. Il s’agit d’un mélange explosif, surtout lorsqu’il est mêlé à la nudité. Le message sous-jacent constant est le suivant: utiliser le mal pour vaincre le mal est le chemin assuré vers la survie ou la victoire. Tuer est la solution la plus efficace à tous nos problèmes sociaux et personnels.

Avec de tels messages erronés, omniprésents dans notre culture actuelle, nous avons grandement besoin de récits alternatifs qui offrent une véritable lumière et une orientation sage concernant notre chemin à travers les temps périlleux qui s’annoncent. Je ne considère pas mes romans apocalyptiques comme des prophéties, mais ils sont ce que j’appelle des «fictions d’avertissement», qui réitèrent les questions fondamentales que chaque génération devrait se poser: sommes-nous éveillés, comme le Christ nous a exhortés à l’être? Lisons-nous correctement les signes des temps? Sommes-nous spirituellement préparés, si ce sont vraiment les temps annoncés par Jésus, les apôtres et les prophètes?

Dans une perspective chrétienne, justement, Dieu est le plus grand des romanciers. Il écrit non seulement toute l’histoire du monde, mais aussi chacune de nos histoires, comme si nous étions au cœur d’un roman dont nous sommes les héros. Cette histoire providentielle du monde est-elle écrite d’avance, de façon fataliste ? Pouvons-nous encore changer les choses?

Oui, chacune de nos vies est une histoire, une grande histoire, si seulement nous pouvions la voir! Cependant, le fatalisme du paganisme antique et du néopaganisme moderne a pour effet tragique de limiter la compréhension que l’homme a de lui-même, d’affaiblir gravement le sens de sa valeur éternelle et la véritable signification de ses choix dans ce monde.

En revanche, dans un univers providentiel, nous sommes appelés à une approche courageuse de la vie. En prenant la responsabilité de nous-mêmes, et avec l’aide de la grâce, nous pouvons devenir plus que ce que nous pensons être. Chacun d’entre nous apprend progressivement son rôle unique dans la grande histoire. En ce sens, chaque personne peut changer le cours de l’histoire en se changeant elle-même — en choisissant à chaque instant de vivre selon la vérité et l’amour, par une conversion et une prière constantes, qui sont le chemin de la liberté authentique. Personne ne peut faire cela par la force de sa propre volonté; cela n’est possible que par la grâce agissant avec notre nature.

Dostoïevski a dit que la beauté sauverait le monde. Croyez-vous que le beau possède un pouvoir salvateur plus grand que le vrai ou le bien?

Cette phrase est souvent citée, mais presque toujours à tort. Elle est sortie de son contexte, soit le roman L’Idiot de Dostoïevski. Dans cette histoire, l’auteur démontre à plusieurs reprises que la beauté, à elle seule, ne peut pas sauver le monde. Au cours de ce long récit, le personnage central, le prince Mychkine, finit par réaliser que la beauté qui sauve le monde est le pardon, lequel ne devient possible que par l’effusion de la miséricorde divine. L’idée de Dostoïevski est que la beauté, séparée de la vérité et de la bonté, devient trop facilement une idole, une idole d’une telle puissance qu’elle corrompt et détruit ceux qui lui rendent un culte. La beauté, dans sa juste mesure et son rôle approprié, est un moyen, non une fin en soi.

J’ajouterais qu’il est naturel et bon que la beauté émeuve le cœur humain. Le meilleur de l’art peut attirer ceux qui le contemplent à un moment d’immobilité et d’attention. Cela permet à l’émerveillement de naitre. Et l’émerveillement peut à son tour conduire à une révérence pour l’être. Et cette révérence, dans sa forme la plus élevée ― avec l’aide de l’Esprit Saint ―, peut conduire à une adoration authentique de celui qui est la source de toute beauté: Dieu lui-même.

«La beauté qui sauve le monde est le pardon.»

Quels pièges guettent les artistes de nos jours?

Toute la vie de notre époque, du moins dans sa conscience perceptive dominante ou son cosmos psychologique, est très éloignée de la vie chrétienne. Trop facilement, de jeunes gens doués, mais privés de leur véritable identité, de leur propre histoire vraie, se détournent de la vocation artistique ― et en particulier des arts chrétiens ― croyant qu’elle est non seulement impraticable, mais impossible. S’ils accordent suffisamment de valeur à leurs dons, ils ne renonceront peut-être pas complètement à la créativité, mais risquent alors de tomber dans divers pièges.

Ces pièges peuvent prendre mille formes: l’habitude de produire des divertissements superficiels, ou bien l’adoption d’une posture de «transvaluation des valeurs» révolutionnaire. Ce dernier cas est le plus tragique, car l’artiste, qui se perçoit comme un héros, un prophète, ou un prêtre des forces sociopolitiques auxquelles il est loyal — et qu’il croit être les nécessités historiques de son temps —, devient trop facilement une marionnette. Il n’a plus de mesure extérieure pour évaluer la réalité. Qu’il se soumette entièrement ou partiellement à ces forces, il devient une parodie de lui-même, et, sans le savoir, livre ses dons aux démons de son époque. Ayant perdu sa place dans la continuité du temps, il devient dépendant de l’affirmation sociale et de la drogue des sentiments exaltés communs à tous les révolutionnaires. Il détruit alors même qu’il pense créer.

Mais nous ne devons pas perdre espoir pour lui ― son désir d’exultation est en réalité une aspiration blessée à la transcendance. Avec le temps, il peut en venir à comprendre que le véritable défi de l’artiste est de distinguer les élans, dont l’intuition créatrice est authentique, des impulsions d’un égo autocentré. En cherchant à se comprendre lui-même sans tomber dans le piège de l’obsession de soi, en souffrant et, par-dessus tout, en apprenant à aimer, il trouvera la véritable histoire de l’homme, ainsi que son identité personnelle. Cela est-il encore possible à notre époque, si saturée de faux récits ? Je sais que c’est possible, car j’ai été cet homme-là, pendant un temps.

Nous sommes donc encore en droit d’espérer?

Certainement. Le monde est rempli de merveilles et de mystères, et, pourtant, nous sommes souvent aveugles devant son caractère miraculeux. D’une beauté saisissante, il est aussi dangereux. Mais nous ne sommes pas seuls. L’amour lui-même est avec nous.

Simon Lessard
Simon Lessard

Simon ne rate jamais une occasion de dialoguer avec les chercheurs de sens. Animateur des Verbomoteurs, son activité journalistique creuse tout particulièrement la vie ecclésiale canadienne et internationale à travers reportages et entrevues avec des figures marquantes. Son style caractéristique consiste à puiser dans les trésors de notre héritage culturel, combinant neuf et ancien pour interpréter les signes des temps. Il est responsable des partenariats et journaliste au Verbe médias.