Photo : Elias Djemil

Catherine Dorion : pour une révolution intérieure

Au terme d’une tournée littéraire pour son dernier livre Les têtes brulées: Carnet d’espoir punk, Catherine Dorion, la poétesse du comté de Taschereau, s’apprête à remonter sur scène. «Comment on fait une révolution? Ça se passe-tu dans les médias, à l’Assemblée nationale, à l’ONU ou au plus profond de toi?» Ce sont les questions qu’elle lance dans la vidéo promotionnelle de Sciences Po 101 – Petit traité d’insoumission à l’usage du vrai monde, un tout nouveau spectacle présenté dans plusieurs salles québécoises en 2025. Le Verbe a saisi l’occasion pour faire le point avec elle sur sa vision du monde et de la politique.

Le Verbe: Comment définirais-tu l’insoumission? Est-ce pour toi la vertu politique par excellence?

Catherine Dorion: C’est le fait d’avoir conscience des choix qu’on fait, puis d’être en accord avec ceux-ci. D’être conscient des chaines qu’on porte et de sentir qu’on a des moyens pour s’en débarrasser.

La politique, pour moi, c’est le fait qu’on soit unis, attachés par des histoires qui nous touchent. Il y en a qu’on a créées ensemble de façon communautaire, par des cultures qui viennent de très loin – parce que des humains ont voulu les transmettre à leurs enfants et ont voulu les enseigner à d’autres.

Quand je parle d’histoires, c’est comme le scénario originel, l’idéal vers lequel on doit tendre. C’est une question fondamentale pour moi: qui sont les héros, les héroïnes? Ils font quoi? Est-ce qu’ils écrasent leurs concurrents quand ils sont au top? Est-ce que c’est ça, être un héros? Si l’on n’aime pas cette histoire, quels seraient nos héros dans une autre qu’on aime et dans laquelle on se sent lié? On vit dans un monde où les histoires se battent les unes contre les autres, où certains sont attachés à des histoires plus qu’à d’autres et veulent nous les imposer, alors qu’on voudrait vivre de ce qui nous fait vibrer et de ce qui nous attache ensemble à des valeurs communes.

La vertu politique, pour moi, c’est d’être capable de mettre en œuvre, de travailler pour, de transmettre, d’avancer, de mettre en lumière des valeurs, des idéaux qui sont bons pour tous. Parce que c’est ça, la politique, c’est «comment on s’organise ensemble?» Certains vont te dire que la vertu politique, c’est «sache ta place et garde-la»; mais moi, j’ai profondément envie que tout le monde se sente bien, libre. Ce désir chez moi est très profond, au point que, quand je constate que quelqu’un ne l’est pas, je ne me sens pas bien non plus et j’ai envie de régler le problème. Alors, c’est l’histoire qui pour moi fait sens, pour laquelle je suis prête à me battre. Pour moi, la vertu politique, c’est ce désir de travailler vers le bien du plus grand nombre.

Tu parlais d’être conscients de nos chaines. Quelles sont-elles?

Il y en a trois.

Premièrement, les pulsions. Le capitalisme fonctionne avec elles. Il va faire appel à tout ce qui nous vient en tête quand on ne veut pas affronter la réalité et qu’elle devient trop difficile à supporter: «Ah! je vais prendre une bière, je vais m’acheter de la pizza.» Jusque-là, c’est banal, on le fait tous, mais ça s’accumule, parce qu’après il y a la porno, les réseaux sociaux, toutes les substances, de l’alcool au pot jusqu’au médicament, l’achat de choses dont on n’a pas besoin, etc. J’appelle cela le capitalisme, mais ça ne veut rien dire. Je pourrais l’expliquer de manière plus concrète en disant qu’on est pris dans des tapis roulants mentaux ininterrompus de possibilités de se divertir de notre vraie vie par toutes sortes de pulsions dont d’autres profitent. Ce sont des chaines, c’est comme si l’on n’avait plus d’espace mental. L’économie de l’attention fait des ravages en ce moment: on est toujours en train de sortir notre téléphone ou d’aller sur Internet sans avoir même de raisons d’y aller. Ce n’est plus nous qui faisons le choix. Je trouve ça triste à en mourir !

Deuxièmement, il y a l’impossibilité de vivre, de travailler et d’œuvrer à quelque chose qui a du sens, qui est utile aux autres et qui nous lie à notre communauté, ce qu’on a fait pendant des millénaires. Tout à coup, le système nous dit: «Si tu veux faire ça, je n’ai rien à y gagner, alors tu n’auras pas un sou; laisse faire et viens travailler dans mes bureaux, pour mon industrie, viens faire une job qui va te rapporter de l’argent, mais qui n’aura pas de sens pour toi.» Ça, c’est une vraie chaine, c’est douloureux, et David Graeber dit, dans son livre Bullshit Jobs, que c’est une profonde violence spirituelle. Je le crois, ce n’est pas pour rien que les gens font des burnouts, se rendent malades, font de l’anxiété et cherchent le sens.

Finalement, on n’a plus accès à notre communauté. Un être humain tout seul ne peut rien. On a toujours réussi des choses en gang. On est un animal social, ça fonctionne comme ça. Tout le monde est sur des tapis roulants de fou à rouler comme des débiles, à ne plus avoir le temps de s’occuper les uns les autres, de vivre ensemble, de pratiquer des arts, de ressentir ensemble; on n’a plus accès aux autres, alors on se sent impuissant. Il y a la crise climatique, des changements politiques pour certains terrorisants, et le premier sentiment, c’est celui de ne pouvoir rien faire. Mais ce n’est pas vrai, c’est parce qu’on est tout seul. Être coupé de sa communauté, c’est une chaine.

D’où la nécessité selon toi d’avoir une révolution, j’imagine?

La révolution, selon moi, c’est de créer un autre monde. On a beaucoup présenté la révolution à la psyché contemporaine de deux manières: soit un nouveau produit qui sort sur le marché, «un dentifrice révolutionnaire», soit un évènement sanglant où l’on coupe des têtes – notre tête – et où tout va être déstabilisé. Les gens en ont donc bien peur. Évidemment, elle n’est aucune de ces deux choses. On l’a vu pendant les printemps arabes: si tu fais juste tomber des dictateurs, c’est sûr que ce qui vient après, c’est un autre dictateur; pour le peuple, ça va être pareil. On a à inventer autre chose.

Comme quoi changer les structures ne donne rien si les personnes ne changent pas de l’intérieur. Est-ce pourquoi tu parles, dans la présentation de Science Po 101, d’une révolution à l’intérieur de soi?

C’est un peu ça, je reviens aux histoires. On a beau dire: «Le capitalisme est un modèle voué à l’échec qui nous épuise comme il épuise la nature», on continue dans nos gestes de le nourrir en faisant du 60 heures par semaine, à acheter des choses dont on n’a pas besoin. Mais si tranquillement on se rebâtit une culture forte, qui est vraiment à nous, qui vient de nous, qui n’est pas imposée d’en haut avec toutes sortes de fils de dépendance, je pense que ça va nous redonner du sens, de la force, du désir de vivre et une puissance politique.

Mais pour y arriver, il faut faire des choix radicaux. Pas obligé de le faire radicalement du jour au lendemain. Ça peut être petit à petit, mais radical. Il faut développer la conscience et l’habitude de se poser la question: «Selon quelle histoire, quel système de valeurs je fais mes choix?» Je veux sortir des valeurs capitalistes productivistes qui détruisent la planète, mais ça ne se fera pas par magie. Ce n’est pas moi qui vais aller dire: «Hé! tout le monde, ce n’est pas bien de vivre comme on vit, on doit vivre autrement.» Ça ne change rien, ça va juste s’ajouter à la surcharge informationnelle qu’on a. D’ailleurs, c’est ce qu’on fait en ce moment. L’entrevue peut faire réfléchir, ce n’est pas complètement inutile, mais la force de l’exemple est mille fois plus forte. C’est très militant de changer sa vie dans un monde où tous agissent de la même manière, selon les mêmes valeurs. Quand tout à coup quelqu’un agit radicalement avec une force intérieure selon d’autres valeurs, les gens le voient et ont envie de faire pareil, ça donne de la valeur à un désir qui peut être partagé et qui finit par créer du mouvement. Je crois beaucoup à ça.

Mais est-ce que c’est seulement à coup d’efforts qu’on arrive à cette stature intérieure? Comment la faire advenir?

C’est super difficile. Pour certains, c’est peut-être plus facile que pour d’autres. C’est pour ça qu’on doit lutter en groupe. On n’est pas vraiment dans une démocratie: les changements qui transforment le plus radicalement nos vies – comme l’automobile a transformé nos villes, et comme l’IA transforme nos vies intérieures par exemple – ne seront jamais discutés démocratiquement sur aucun forum où tout le monde est convié. C’est normal qu’à un moment donné, il y ait des gens qui disent: «On n’est pas d’accord et on va se mettre à plusieurs et voir comment on peut se dégager un espace de liberté dans ce monde trop plein.»

Réfléchir à ses choix, aux valeurs, en prendre conscience, chercher la liberté, est-ce que c’est ça, la vie spirituelle, selon toi?

C’est clair qu’essayer d’avoir une vie spirituelle dans notre monde, c’est carrément nager contre le courant. Tout nous invite à ne pas nous poser la question du sens, des valeurs, à accélérer sans arrêt. Mais la spiritualité se passe sur un tempo très lent, elle demande beaucoup de temps, de la contemplation, de l’arrêt, pas de pression. Ça n’existe presque plus et elle fait pourtant partie de nous depuis des millénaires. C’est essentiel, on en a besoin. Même le fait de danser en gang, de jouer de la musique ensemble, pour moi, ça procède d’un engagement spirituel collectif. Il y a quelque chose là-dedans qui disparait aussi, on le fait très peu. Tout ce qui ne sert pas, le système et l’économie le mettent de côté depuis plusieurs décennies déjà.

Oui, résister à cette violence spirituelle en lui opposant une spiritualité solide, c’est un vrai combat, vraiment difficile, qu’on ne peut pas mener longtemps seul. On peut le mener seulement parce qu’on sait que d’autres sont là en train de le mener aussi. Je m’abreuve constamment soit d’auteurs, soit de personnes vivantes, d’amis. Toute seule, ça ne tiendrait jamais.

James Langlois
James Langlois

James Langlois est diplômé en sciences de l’éducation et a aussi étudié la philosophie et la théologie. Curieux et autodidacte, chroniqueur infatigable pour les balados du Verbe médias depuis son arrivée en 2016, il se consacre aussi de plus en plus aux grands reportages pour les pages de nos magazines.