
La querelle des drapeaux
Texte écrit par Justin Dubé
Il est de coutume au Québec de brandir bien haut le fleurdelisé le 24 juin, fête nationale oblige. Mais ce drapeau a causé plus d’une querelle — et a connu plusieurs versions — avant son adoption définitive. Le tricolore a d’ailleurs longtemps été l’élu des Canadiens français, le saviez-vous? Petit détour par un pan méconnu de notre histoire. Bonne Saint-Jean-Baptiste !
Imaginez-vous dans les rues de Québec ou de Montréal, le 24 juin 1900, jour de fête nationale. Sans doute cherchez-vous du regard le petit Jean-Baptiste et son adorable agneau. C’est le saint patron des Canadiens français, après tout ! Et, pourtant, un tout autre détail retient rapidement votre attention et vous fait douter d’être au bon endroit. N’êtes-vous pas plutôt en plein 14 juillet à Paris ? Partout, vous voyez des drapeaux… français ! Pas le tricolore du Canadien de Montréal, non ; le vrai tricolore français, avec ses trois bandes verticales bleue, blanche et rouge. Intrigué, vous mettez la main sur le journal L’Événement (édition du 20 mars) et y lisez, en toutes lettres : « Le drapeau tricolore est le drapeau des Canadiens français ».
Mais pourquoi les Québécois d’autrefois, pourtant séparés de la France depuis 1763, dressent-ils le tricolore français à la Saint-Jean-Baptiste ? Et pourquoi n’est-ce plus le cas aujourd’hui ?
Fragilité culturelle et identitaire
Rappelons que le tricolore français, né lors de la Révolution de 1789, n’a jamais été utilisé en Nouvelle-France. Lors de la consécration de la Saint-Jean-Baptiste comme fête nationale, en 1834, le seul drapeau patriotique utilisé est un tricolore horizontal vert, blanc et rouge ; c’est le drapeau des Patriotes. La nationalité défendue par les patriotes de l’époque n’était pas du tout celle de la France, mais celle du Bas-Canada — c’est-à-dire du Québec actuel.
Une succession d’évènements favorise toutefois un rapprochement avec la France quelques années plus tard. D’abord, les francophones sont placés en minorité sous l’Union du Haut et du Bas-Canada, à partir de 1840. Le passage de la frégate française La Capricieuse en 1855, premier navire à revenir au Canada depuis 1763, rétablit les relations avec la France. N’est-elle pas alors le refuge idéal pour échapper à la fragilité culturelle et identitaire des Canadiens français ? En conséquence, c’est le tricolore français qui s’impose lors de la fête de la Saint-Jean-Baptiste. Sous la gouvernance du premier ministre Honoré Mercier (1887-1891), le tricolore est utilisé partout comme symbole des « Français » du Québec. En 1888, les statuts de l’Association Saint-Jean-Baptiste de Montréal décrètent même que le bleu-blanc-rouge est désormais l’un des drapeaux officiels de la société.
Pour les hommes et les femmes de l’époque, le tricolore incarne une fierté francophone mise à mal par la précarité du Canada français. Mais, bientôt, de nouvelles aspirations nationalistes remettent en question cette perception. En 1902, à Saint-Jude, l’abbé Elphège Filiatrault propose un nouveau drapeau national composé d’une croix blanche sur fond d’azur, avec quatre fleurs de lis. C’est la première mouture de notre fleurdelisé actuel. Selon lui, « à un peuple nouveau, il faut un drapeau nouveau ». Rapidement, des fleurdelisés se répandent partout dans le Canada francophone, avec plusieurs variantes. Si Lionel Groulx et la presse catholique traditionaliste embrassent joyeusement cette nouveauté, les amoureux du tricolore n’ont pas dit leur dernier mot.
La querelle éclate
En 1910 éclate une virulente controverse. Par éditoriaux et pamphlets interposés, les partisans du fleurdelisé et du tricolore croisent le fer. Tout semble d’abord à l’avantage du second. Les plus grands journaux de la province — dont La Presse — soutiennent les trois couleurs, tout comme une bonne partie de l’intelligentsia et de l’élite politique libérale. Mal à l’aise avec les fleurs de lis, symboles de la monarchie française, les libéraux préfèrent la modernité démocratique représentée par le bleu-blanc-rouge. Ils sont également d’avis que le tricolore est un drapeau nettement plus respecté et reconnu à travers le monde. L’empire colonial français s’étend aux quatre coins du globe et jouit d’une reconnaissance diplomatique, économique et militaire incroyablement plus importante que celle du Canada français. Pourquoi s’en dissocier ? Choisir un drapeau exclusivement local ne nuirait-il pas à la crédibilité internationale des Canadiens français ?
Très nombreux sont ceux qui tiennent aux « trois couleurs, cher drapeau de nos pères ». Mais les avocats du fleurdelisé s’imposent peu à peu au sein des sociétés nationales Saint-Jean-Baptiste. De surcroit, le clergé affectionne particulièrement le fleurdelisé, dont la grande croix blanche évoque sans ambigüité la religion catholique. Autant les libéraux et la bourgeoisie dominent la sphère politique et économique, autant l’Église influence la vie sociale et culturelle. C’est finalement la seconde qui l’emporte ! En 1926, c’est un fleurdelisé — plus précisément, le « Carillon Sacré-Cœur » — qui devient le drapeau officiel de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec. Le vent a tourné.
Bientôt, le fleurdelisé supplante « les trois couleurs de notre race », même si les deux drapeaux marcheront encore longtemps côte à côte. Cela dit, l’adoption du fleurdelisé en 1948 comme drapeau officiel du Québec scelle définitivement le sort du tricolore dans la province. Cent ans de service et un demi-siècle de controverse : le tricolore aura eu une belle carrière en sol québécois!