Illustration: Marie-Pier LaRose/Le verbe

Contrer l'effondrement des sociétés

Le troisième livre d’Étienne-Alexandre Beauregard fait jaser jusque chez les cousins. Dans Anti-civilisation  Pourquoi nos sociétés s’effondrent de l’intérieur, il brosse le portrait des sociétés occidentales et dénonce l’effritement des normes et mœurs communes au profit d’un individualisme effréné. Ce qui fait couler l’encre à flots, c’est la solution qu’il propose pour contrecarrer cette tendance: un conservatisme soucieux du bien commun. Qu’en penser?

Son diagnostic est lucide et convaincant, mais certains principes qui inspirent sa pensée politique risquent de ne pas produire les résultats attendus. J’entends surtout son réflexe d’adhérer au mythe fondateur de la politique moderne, à savoir le contractualisme. Cette vision est difficilement réconciliable avec la recherche du bien commun, prise dans le sens fort de l’expression.  

Beauregard explique d’abord que l’individualisme des sociétés occidentales est attribuable à une conception négative de la liberté, soit l’absence de contraintes. Chacun a ainsi pleine licence, dans la mesure où «la liberté des uns s’arrête où celle des autres commence», pour reprendre la célèbre formule du philosophe anglais John Stuart Mill.

Liberté négative

Pareille définition, si neutre et sympathique semble-t-elle, s’avère pourtant radicalement antisociale, argumente l’auteur. Elle implique que la communauté politique, loin de favoriser l’épanouissement du citoyen, brime sa liberté. Il observe ainsi que l’homme contemporain, aspirant à une autonomie dégagée de toute forme de dépendance et de responsabilité, se méfie d’emblée de l’engagement, même familial.

Cette liberté négative conduit paradoxalement à une tyrannie intérieure, car l’individu est ainsi privé de la maitrise de ses pulsions et désirs mauvais. Beauregard illustre sa thèse par la dégradation des mœurs sexuelles, dont la morale se réduit aujourd’hui au consentement. Or, ce critère subjectif ne suffit pas à empêcher des pratiques de plus en plus nuisibles à l’individu comme la prostitution, par exemple. Le désir de liberté absolue, on le voit, conduit à l’esclavage.

La vraie liberté ne se définit pas par l’absence de contrainte, mais par la capacité de discerner, de choisir et de réaliser son bien véritable.

En plein déni devant cette évidence, on prétend accepter toutes les orientations. Mais malvenu celui qui voudrait faire un choix plus traditionnel, ce refus d’une liberté si chèrement acquise lui sera rapidement reproché. On vient de l’observer encore dernièrement avec le phénomène des «tradwives».

Idole de l’authenticité

Beauregard remarque avec justesse que l’effritement du socle commun des sociétés s’explique aussi par la priorité accordée aux différences plutôt qu’aux similitudes entre les citoyens. Chacun cherche à montrer ses particularités, met de l’avant sa race, ses préférences sexuelles ou son handicap.

Si l’on demande à des étudiants de répondre à l’injonction grecque «connais-toi toi-même», ils se concentrent spontanément sur leurs singularités. Pourtant, cette invitation concerne premièrement la nature commune: l’homme est-il un animal comme les autres ou détient-il une faculté propre, soit la raison?

Si un extraterrestre pointe une voiture et demande ce que c’est, on la définira en général avant d’en préciser le modèle et les particularités. Ainsi en est-il pour l’être humain: son essence tient à ce qu’il a de commun bien plus qu’à ce qu’il a de singulier.

Beauregard remarque avec justesse que l’effritement du socle commun des sociétés s’explique aussi par la priorité accordée aux différences plutôt qu’aux similitudes entre les citoyens. 

Conservatisme du bien commun

Pour contrer le déclin des sociétés occidentales, Beauregard propose un conservatisme axé sur le bien commun. Avec raison, il critique une certaine vision de la droite obnubilée par la décentralisation de l’État et le libre marché économique.

Ce «conservatisme libertarien», même s’il n’a pas tout faux, ne se différencie pas vraiment, remarque Beauregard, de la gauche radicale, des anarchistes, qu’il dénonce. Tous les deux reposent sur une vision relativiste et négative de la liberté.

Plutôt que de miser sur une liberté sans contenu précis, Beauregard a la brillante intuition de remettre le bien commun à l’avant-scène. Car comme il l’a adroitement démontré, la liberté n’a de sens que si elle se donne un but, à savoir le bien.

Maintenant, comment l’auteur définit-il ce bien commun dont il fait la promotion?

«Le commun a deux significations complémentaires. […] C’est à la fois ce qui est partagé par une population et ce qui est ordinaire, au sens de moyen. Le bien commun est donc le bien des communs, la vie bonne qui n’est pas extraordinaire, mais commune, généralisable, largement réalisable par la plupart des humains.»

À son avis, ce bien commun s’incarne naturellement dans la nation, capable de faire participer les individus à quelque chose de plus grand qu’eux, ainsi que dans la famille, première école de vertu.

Société artificielle

Dans son livre, Beauregard relève judicieusement les aspects antisociaux de nos sociétés, mais sa conception du bien commun manque un peu de profondeur.

Au dernier chapitre, l’auteur met surtout de l’avant l’ordre, la paix, la sécurité et une certaine égalité. Ce qu’il résume ainsi: «[…] un bien généralisable, accessible à l’individu moyen».

Par quelques allusions disséminées ici et là plus que par un choix assumé, Beauregard laisse voir d’où il tire cette conception quelque peu minimaliste du bien commun. En fait, il accepte tacitement, comme un principe indiscutable, le contractualisme des penseurs politiques de la modernité, tels Hobbes et Locke. Ces auteurs ne conçoivent pas l’État comme inscrit dans la nature de l’homme, mais comme un remède à un défaut de cette nature. Qu’est-ce à dire?

Pour Hobbes, l’homme ne désire naturellement que son bien personnel. Ainsi, autrui constitue essentiellement un concurrent et non un collaborateur. Pour le philosophe, les biens, la nourriture, les vêtements, l’abri ou le territoire ne se partagent pas, sauf en y renonçant. La nature humaine, considère-t-il, entraine forcément un état de «guerre de tous contre tous». C’est donc en s’opposant à sa nature, non en s’y conformant, que l’homme découvre une situation plus sécuritaire. Tous tirent un avantage à renoncer à la liberté naturelle absolue pour s’en remettre aux règles fixées par une autorité à laquelle tous acceptent de se plier. Voilà le contrat implicite que décrit Hobbes. La société est vue comme un moindre mal et non comme un plus grand bien.

Dans cette vision contractualiste, chacun s’intéresse au bien commun de la société dans la mesure où il offre un moyen plus efficace d’accéder à son bien individuel.

Étonnamment, Beauregard ne réalise pas clairement que ce contractualisme découle d’une vision foncièrement individualiste de l’homme, peu susceptible donc de remédier pleinement à l’individualisme contemporain.

Ce qu’il y a de meilleur pour l’homme, ce qui le complète au mieux et le fait exceller, c’est ce qui est bon au point de constituer un bien de tous sans aucune distribution, division ou privation.

Naturellement politique

Étienne-Alexandre Beauregard aurait trouvé des remèdes plus vraisemblables à cet individualisme en développant davantage son gout de conservatisme et de tradition. Aristote, en affirmant si radicalement que «par nature, l’homme est un animal politique», fait davantage espérer une reconnaissance de la primauté à accorder au bien commun pour assurer le bonheur de chacun.

Ce qu’il y a de meilleur pour l’homme, ce qui le complète au mieux et le fait exceller, c’est ce qui est bon au point de constituer un bien de tous sans aucune distribution, division ou privation. Plus chacun y accède, plus tous ont de chance d’y accéder aussi: la paix et l’ordre, comme le remarque Beauregard, mais encore davantage la connaissance, la vérité, la justice, la vertu et le bonheur. Au contraire, les biens matériels sont si individuels qu’ils ne peuvent être bons pour tous. Ce qu’on mange, ce qu’on porte, le lieu qu’on occupe, on en prive forcément les autres.

Comme les plus grands biens sont difficiles à atteindre, un individu seul ne peut absolument pas y arriver. C’est là la preuve de la nature radicalement sociale de l’homme. On ne peut devenir un homme et le rester qu’en comptant sur un couple qui nous donne la vie ainsi que sur une famille qui nous assure la survie et l’éducation. On ne peut survivre avec quelque facilité et confort que dans un village qui regroupe plusieurs familles. Enfin, on ne peut exercer les activités les plus caractéristiques du bonheur — religion, sagesse, beaux-arts — que dans une ville qui se charge de la distribution des tâches pratiques.

Voilà le bien commun que Beauregard aurait dû nous vanter plus clairement. Un bien «commun» dans la perspective d’une excellence humaine et non simplement au sens de «facilement généralisable».

Laurence Godin-Tremblay
Laurence Godin-Tremblay

Laurence termine présentement un doctorat en philosophie. Elle enseigne également au Grand Séminaire de l’Archidiocèse de Montréal. Elle est aussi une épouse et une mère.