
Corpus insolite, le choc des cultures au Musée des Hospitalières
Texte de Marie C. Beaulieu Orna
À l’invitation de Jana Sterbak, une artiste plasticienne cosmopolite, mais ancrée dans la scène artistique montréalaise, le Musée des Hospitalières de Montréal propose en ce moment une exposition temporaire innovante. Une sélection d’objets issus de la collection des Religieuses Hospitalières de Saint-Joseph y entre en résonance avec des œuvres de l’artiste, réalisées tout au cours de sa carrière. Pièces ethnologiques et œuvres d’art sacré côtoient ainsi les créations de l’artiste dans une invitation à poser un nouveau regard sur chacun.
Artiste d’origine tchèque, Jana Sterbak (née en 1955) a émigré au Canada lorsqu’elle était adolescente; elle s’est formée aux arts visuels à l’Université Concordia et à l’histoire de l’art à l’Université de Toronto. Sa pratique artistique s’intéresse en particulier à la sculpture, dans une approche contemporaine qui rompt avec une figuration imitative du monde visuel (de ce que l’on voit) et qui intègre des matériaux inusités comme le chocolat, la viande crue ou encore les cheveux. Elle inclut également des médiums modernes comme la vidéo ou l’installation. Par ces biais, l’artiste interroge le rapport du corps humain au genre, au désir, à la spiritualité ou encore au pouvoir.
Montréalaise d’adoption, elle a d’abord présenté ses œuvres à la Galerie René Blouin (aujourd’hui Blouin Division) dans les années 1980. C’est au tournant des années 1990 que sa carrière s’ouvre sur une dimension internationale à la suite d’une exposition individuelle au New Museum of Contemporary Art de New York. Ses œuvres ont été exposées dans de nombreux centres et évènements artistiques en Amérique du Nord (entre autres Chicago, Boston, Philadelphie) et en Europe (France, Grande-Bretagne, Espagne, Danemark), dont la Biennale de Venise. Sa créativité a été couronnée de prix prestigieux, non sans parfois soulever quelques polémiques. Ce fut le cas pour Vanitas (1987), un mannequin vêtu d’une robe élaborée avec les techniques de la haute couture, mais à partir de viande de bœuf desséchée, «qui a fait scandale au Canada» selon les propos mêmes de l’artiste.
Hôte de l’exposition, le Musée des Hospitalières a quant à lui été créé en 1992. Il présente une partie de la collection d’objets à caractère médical et d’art sacré qui témoignent de la vocation des Hospitalières de Saint-Joseph dans la communauté montréalaise depuis la création en 1642 du premier Hôtel-Dieu par Jeanne-Mance (1606-1673). L’exposition permanente retrace quatre siècles d’histoire de la pratique des soins hospitaliers, de la médecine et de la pharmacie dans son lien étroit avec le développement de Montréal. Le musée, logé dans l’ancienne résidence des aumôniers, s’insère dans le joyau patrimonial qu’est l’ensemble conventuel conçu par l’architecte Victor Bourgeau (1809-188) et composé par ailleurs du monastère, de son jardin, de l’hôpital, de trois chapelles et d’une crypte. Ce complexe architectural témoigne de la présence de plusieurs générations de religieuses au service de la foi et des soins à Montréal, dès sa fondation.
- Jana Sterbak, Catacombes, 1992, chocolat, collection privée (et une des salles d’exposition permanente du musée)
Bons et mauvais coups
L’originalité première de cette exposition réside dans l’instauration d’un dialogue entre des objets de nature hétéroclite dans un espace muséal. Cette conception est déjà en soi ancrée dans le musée singulier des Hospitalières, qui accueille des objets d’art sacré en parallèle d’objets ethnologiques. Un tel rapprochement rappelle ainsi combien la mission hospitalière des religieuses, dans la société montréalaise, se fond avec leur vocation.
L’exposition des œuvres de Sterbak, dont certaines insérées dans le parcours muséographique et d’autres à l’origine d’une revalorisation d’artéfacts extraits des réserves — comme des sentences encadrées et des reliquaires ou encore des modèles anatomiques en cire —, crée une nouvelle dynamique de découverte. La pièce Catacombes (1992, collection privée), constituée de morceaux de squelette en chocolat, s’insère naturellement dans le discours muséographique par référence aux squelettes d’étude anatomique, par exemple. Il en va de même de la controversée Vanitas: Flesh Dress for an Albino Anorectic (1987, collection privée), installation réitérée d’un mannequin recouvert d’une robe de chair bovine, qui n’est pas sans rappeler les écorchés, voués à une même vocation médicopédagogique.
Certains rapprochements s’opèrent toutefois avec difficulté, soulevant un manque de cohérence conceptuelle et esthétique. Le thème du couronnement, auquel se rattache la pièce Hot Crown (1998, collection privée), sculpture de cuivre et d’acier avec transformateur, fil et courant électrique, reste énigmatique dans le contexte précis de l’exposition permanente. Comme souvent dans la création actuelle, la beauté, au sens platonicien du terme, ne prime pas. Mais, parce que toute règle se confirme par son exception, l’œuvre de la couronne d’étain Sylvanus (2019, collection privée) vaut le détour.
- Jana Sterbak, Vanitas: Flesh Dress for An Albino Anorectic, 1987 (Oeuvre originale), 2025 (fabrication au Musée des Hospitalières), bavette de boeuf, sel, fil, mannequin de
- Jana Sterbak, Masque, 2014, coton tricoté et crocheté, collection privée et l’escalier de l’ancien Hôtel-Dieu de la ville de La Flèche (France) offert à la Ville de Montréal en 1963, puis remonté au Musée en 1988 par des compagnons charpentiers du Devoir
Un succès mitigé
L’ensemble est ainsi inégal. Par moments, il sollicite avec bonheur la réflexion et le jeu d’associations, mais laisse perplexe par d’autres et heurte à plus d’une reprise l’œil esthétique. Certaines œuvres, toutefois, en particulier de la collection des Hospitalières, et quelques éléments scénographiques, surprennent de manière charmante le visiteur.
Ni succès fracassant ni totale déception, cette exposition interpelle et navigue entre concepts et savoir-faire populaires comme artistiques. En définitive, le fondement s’avère plus intéressant que le contenu.
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L’exposition Corpus insolite du Musée des Hospitalières est en cours jusqu’au 24 aout 2025.